— Quel oncle ? Je ne savais pas qu'il y avait un oncle.
— Je ne vous parle pas d'un oncle vivant, je ne vous parle pas d'un homme qui déambule sans ses pieds. Mon oncle est mort il y a vingt ans. C'était le deuxième époux de ma tante, et je l'ai adoré.
— Sans vous emmerder, commandant, personne ne peut reconnaître les pieds morts de son oncle.
— Ce n'est pas ses pieds que j'ai reconnus, mais ses chaussures. Ce que notre ami Clyde-Fox disait très justement.
— Clyde-Fox ?
— Le lord excentrique, vous vous rappelez ?
— Oui, soupira Adamsberg.
— Je l'ai revu hier soir, d'ailleurs. Assez désolé car il avait égaré son nouvel ami cubain. Nous avons été vider quelques verres ensemble, très bon spécialiste de l'histoire des Indes. Et comme il le disait justement, que peut-on mettre dans des chaussures ? Des pieds ? Et généralement, les siens. Si donc ce sont les chaussures de mon oncle, il y a toutes les chances que les pied qui y sont lui appartiennent.
— Un peu comme le crottin et le cheval, commenta Adamsberg, qui sentait la fatigue lui tirer dans le dos.
— Comme le contenant et le contenu. Mais je ne sais pas s'il s'agit de mon oncle. Ce peut être un cousin, ou un homme du même village. Dans l'ensemble, ils sont tous un peu cousins là-bas.
— Bien, dit Adamsberg en se laissant glisser au bas de la table. Quand bien même un gars aurait fait collection de pieds français et que sa route ait malheureusement croisé celle de votre oncle ou de son cousin, que voulez-vous que ça nous foute ?
— Vous aviez dit que rien n'empêchait de s'intéresser, dit Danglard, froissé. C'est vous qui ne vouliez pas lâcher les pieds de Highgate.
— Là-bas peut-être. Ici et à Garches, non. Et la gaffe, Danglard, c'est votre voyage. Car si ces pieds sont français, le Yard voudra collaborer. Cela aurait pu tomber sur une autre équipe, mais à présent et grâce à vous, notre brigade sera en pleine visibilité. Et j'ai besoin de vous pour la boucherie de Garches, plus alarmante qu'un nécrophile qui prélevait des pieds à droite et à gauche il y a vingt ans.
— Pas "à droite et à gauche". Je pense qu'il les a choisis.
— C'est Stock qui dit ça ?
— C'est moi. Parce que quand mon oncle est mort, il était en Serbie, et ses pieds de même.
— Et vous vous demandez à quoi bon chercher des pieds en Serbie alors qu'il y en a soixante millions en France ?
— Cent vingt millions. Soixante millions de personnes, donc cent vingt millions de pieds. Vous commettez la même erreur qu'Estalère, mais dans l'autre sens.
— Mais pourquoi votre oncle était-il en Serbie ?
— Parce qu'il était serbe, commissaire. Il s'appelait Slavko Moldovan.

Fred Vargas, Un lieu incertain, Paris, éditions Viviane Hamy, 2008, p. 96-97.