Depuis quand a-t-on séparé, ne serait-ce qu'en esprit, la plastique et la technique, les formes et les matériaux ? Architecte et maître d'œuvre ne sont pas de simples appellations, mais bien des fonctions définies et absolues. Les formes, les volumes, les poids, les résistances, les poussées, les flèches, l'équilibre, le mouvement, le signes, les charges et le surcharges, l'humidité, la sécheresse, la chaleur et le froid, les sons, la lumière, l'ombre et la pénombre, le sens, la terre, l"eau et l"air, enfin tous les matériaux sont, tous et toutes, contenus dans la fonction souveraine, dans l'unique cerveau de l'homme ordinaire qui bâtit. Cet homme sera tout : argile et sable, pierre et bois, fer et bronze. Il s'intégrera, s'identifiera à tous les matériaux, à tous les éléments, à toutes les forces apparentes et internes. Ainsi, il les portera, les évaluera, les auscultera, les verra avec son âme comme s'il les tenait dans ses mains. Ces présomptions ne sont pas des images, je nie toute intention poétique et j'affirme des faits matériels qui sont pour moi indiscutables. Je les pense avec prosaîsme. Si je suis une poutre en bois posée entre deux appuis éloignés de vingt pieds, je suppute la résistance de mes reins de fibres, et je m'épaissis pour atteindre la section qui me permettra de résister à la flexion imposée par mon propre poids et celui que je devrai supporter. Simultanément, je pense à mon aspect extérieur, à l'effet de ma trajectoire et à ma couleur, ainsi je détermine mon essence : de chêne ou de sapin. C'est dans la durée de mon invention plastique que tout ce mécanisme se déclenche ; une simultanéité sans condition. L'exemple élémentaire que je viens de décrire s'applique à toutes les éventualités, la poutre est une image simplifiée de l'arc-boutant et de sa structure aérienne, du contrefort massif, de la voûte. Je peux et je dois me décomposer en claveaux, me ressentir clef de voûte, sommier ou voussoir, reconnaître la pierre dans ma chair, la regarder comme ma propre peau, lui faire suivre la ligne choisie et le volume naissant. La forme se justifiera dans le choix. La structure est tout, la forme est tout, la matière est tout. Comment expliquer ce mystère si l'on n'admet pas que l'homme contient ces touts sous son propre toit. Pourquoi parler de calculs qui ne sont rien, qui ne créent rien ; les problèmes techniques étant convenues dans la forme. Est-il nécessaire de contrôler les volumes lorsqu'ils sont accomplis ? Sans doute pour la satisfaction, pour le plaisir de répondre : "oui". Et s'ils vous répondent : "non", que faut-il conclure, faut-il recommencer, revenir sur l'œuvre ? Je dis moi que rien n'a existé dans le cerveau de l'infirme, que l'homme de métier n'existe plus ou qu'il n'a jamais existé. Les calculs sont une preuve, ils ne seront jamais un moyen. Le premier bâtisseur savait-il compter ? non. En revanche, il avait un but, une intention : celle de s'abriter. Cette nécessité est devenue belle, parce que cet homme avait sous ses yeux la nature et son ciel, la lumière et ses couleurs, les montagnes et leurs formes, les pierres et leur matière.
Fernand Pouillon, Les pierres sauvages, Paris, Seuil, 1964, p. 109-111.