Karl aperçut au coin d'une rue une affiche qui disait ceci : "Sur le champ de courses de Clayton, on embauchera aujourd'hui de six heures du main à minuit pour le théâtre d'Oklahoma. Le grand théâtre d'Oklahoma vous appelle ! Il ne vous appellera qu'aujourd'hui ; c'est la première et la dernière fois ! Qui laisse passer cette occasion la laisse passer pour toujours ! Si vous pensez à votre avenir vous êtes des nôtres ! Chacun est le bienvenu chez nous. Rêvez-vous de devenir artiste ? Venez ! Notre théâtre emploi tout le monde et met chacun à sa place. Êtes-vous décidé ? Nous vous félicitons. Mais hâtez-vous de vous présenter. Avant Minuit ! Car à minuit, nous fermerons et n'ouvrirons plus jamais. Malheur à qui ne nous aura pas cru. Tout le monde debout ! En avant pour Clayton !"
Il y a avait des tas de gens devant l'affiche, mais elle n'avait pas l'air de provoquer grand enthousiasme. Il y a tant d'affiches ! On ne croit plus aux affiches. Et cette affiche était encore plus invraisemblable que les affiches ne le sont en général. Elle avait surtout un grand tord, elle ne disait pas un mot du paiement. S'il avait été tant soit peu digne d'intérêt, elle en aurait certainement fait mention ; elle n'aurait pas oublié le plus excitant des appâts. Personne ne cherche à devenir artiste, au lieu que tout le monde demande à être payé pour son travail.
Un mot pourtant séduisait Karl ; l'affiche disait : chacun est le bienvenu chez nous. Chacun, c'était aussi pour Karl. Tout ce qu'il avait fait jusqu'alors serait oublié complètement, personne ne le lui reprocherait. Il avait le droit de se présenter en vue d'une place qui n'était pas honteuse et pour laquelle on pouvait même, bien au contraire, embaucher les gens au grand jour ! Et c'était en public qu'on lui promettait de l'engager ! Il ne demandait rien de mieux ; il ne cherchait qu'à débuter une carrière honorable, c'était peut-être là qu'elle l'attendait. Que les emphases de l'affiche fussent menteuses, que le grand théâtre d'Oklahoma ne fût qu'un petit cirque ambulant, ce qu'il y avait de sûr c'est qu'il voulait du personnel et cela suffisait à Karl. Il ne relut pas tout le texte, mais il chercha encore la phrase : "Chacun est le bienvenu chez nous."
Franz Kafka, L'Amérique [1946], trad. Alexandre Vialatte, Paris, Folio Gallimard, 2018, p. 315-316.