Les trois frères sont évidemment dépositaires d'un savoir relatif à la chasse (même s'ils ne sont pas chasseurs). Ce qui caractérise ce savoir, c'est la capacité de remonter, à partir de faits expérimentaux apparemment négligeables, à une réalité complexe qui n'est pas directement expérimentale. On peut ajouter que ces faits sont toujours disposés par l'observateur de manière à donner lieu à une séquence narrative, dont la formulation la plus simple pourrait être "quelqu'un est passé par là". Peut-être l'idée même de la narration (distincte de l'enchantement, de la conjuration ou de l'invocation[1]) est-elle née pour la première fois, dans une société de chasseurs, de l'expérience du déchiffrement des traces. Le fait que les figures rhétoriques sur lesquelles repose encore aujourd'hui le langage du déchiffrement relatif à la chasse — la partie pour le tout, l'effet pour la cause — peuvent être rapprochées de l'axe prosaïque de la métonymie, avec une exclusion rigoureuse de la métaphore[2], renforcerait cette hypothèse — de toute évidence indémontrable. Le chasseur aurait été le premier à "raconter une histoire" parce qu'il était le seul capable de lire une série cohérente d'événements dans les traces muettes (sinon imperceptibles) laissées par sa proie.

Carlo Ginzburg, "Traces", in Mythes emblèmes traces, Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, Verdier Poche, 1989, p. 242-243.

[1] Cf. A. Seppilli, Poesia e magia, Turin, 1962.
[2] Cf. le célèbre essai de R. Jacobson, "Deux aspects du langage et deux types d'aphasie", dans Essais de linguistique générale (trad. Et préface de N. Ruwet, Paris, 1963, surtout les p. 61-64).