L'ambition de Cuvier est bien de fonder la paléontologie sur des principes rationnels. Dès le "Discours préliminaire" de 1812, il énonce les "lois" qui, selon lui, permettent de situer les vestiges dans la totalité organique à laquelle ils appartiennent. Il affirme que la reconstitution des animaux éteints doit être ramenée à deux séries de lois structurales, permettant de relier les fragments épars en un tout organisé et finalisé. Le fameux principe de corrélation des caractères, présenté comme une véritable loi scientifique ayant une valeur de prévisibilité, avait été formulé dans ses Leçons d'anatomie comparée[1] : il repose sur l'idée d'une dépendance fonctionnelle des différentes parties du squelette des vertébrés. Utile pour décrire le fonctionnement anatomique et physiologique des animaux vivants, il prend pour le paléontologue une valeur heuristique et lui fournit une clé pour reconstituer les animaux éteints. "Chaque être organisé forme un tout, un système clos unique, dans lequel toutes les parties se correspondent mutuellement et contribuent à la même action définitive par réaction réciproque. Aucune de ces parties ne peut changer sans que les autres ne changent aussi. Et par conséquent, chacune d'elles, prise séparément, indique, et donne les autres."[2]

Ce principe mécanique (que l'on peut dire "structural" avant l'heure) est particulièrement bien adapté à l'objet choisi par Cuvier : les "quadrupèdes" fossiles, dont subsistent essentiellement des os et des dents. Le squelette animal peut être considéré comme une machine composée de différents leviers, capable d'exercer différents mouvements mécaniques orientés vers un but particulier. Cette approche mécaniste et téléologique est illustrée par l'exemple des carnivores, longuement traité dans le "Discours préliminaire" des Recherches sur les ossements fossile de quadrupèdes. Un animal qui a un système digestif capable de digérer la chair doit aussi avoir les dents et les griffes pour saisir une proie, les organes de locomotion pour la poursuivre et l'intelligence pour piéger ses victimes. Des détails plus précis peuvent même être déduits de cette orientation fonctionnelle de l'organisme (la forme du consyle de la mâchoire, le volume des os temporaux, en rapport avec la musculature masticatoire, les formes particulières des phalanges, etc.). Dans ce cas, conclut Cuvier, "la forme de la dent entraîne la forme du condyle, celle de l'omoplate et celle de l'ongle, tout comme l'équation d'une courbe entraîne toutes ses propriétés". La présence d'un caractère appartenant à un type entraîne la présence des autres caractères propres au même type, "et en commençant par chacun d'eux isolément, celui qui posséderoit rationnellement les lois de l'économie organique, pourrait refaire tout l'animal"[3] : ainsi envisagés, les organismes sont des systèmes clos, des unités structurales fixes.

Claudine Cohen, La méthode de Zadig, La trace, le fossile, la preuve, Paris, Seuil, 2011, p. 118-119.

[1] Cuvier, Leçons d'anatomie comparée, Paris, Baudouin, 1799-1805.
[2] Cuvier, "Discours préliminaire", in Recherches sur les ossements fossiles de quadrupèdes, 1812, vol. 1, p. 58.
[3] Ibid., p. 61.