Un dessin, une gravure, montrent un objet, à travers les techniques permettant de le représenter. La complexité des formes vivantes, souligne Cuvier, dépasse les possibilités descriptives du langage : "Les formes deviennent si compliquées qu'elles échappent à presque tous les termes que nous pouvons employer pour les décrire."[1] Aussi les dessins peuvent-ils suppléer à l'imprécision de la description. Mais l'image est elle-même interprétation, et en un sens démonstration. Elle a, dans sa forme et dans son organisation spatiale, le pouvoir de mettre en évidence les traits importants, parfois peu décelables sur l'original : ainsi les sutures d'un os, les insertions musculaires ou les facettes articulaires. Les illustrations des Recherches sur les ossements fossiles concentrent en elles les multiplient pouvoirs démonstratifs de l'image : elles peuvent donner à voir un fragment ou un os isolé, ou le situer comme partie d'un tout. Elles permettent de comparer des structures d'animaux appartenant à des espèces différentes et de mettre ainsi en lumière leurs analogies et leurs dissemblances.

L'image ne fait pas que montrer, elle démontre, particulièrement lorsque le paléontologue dessine le squelette entier de l'animal, avec les différents os connus en place, des tracés en pointillés représentant les structures manquantes[2], matérialisant ainsi un ensemble complexe de procédures et de pratiques. Certes, des reconstitutions de ce genre avaient été tentées dans le passé : à la fin du XVIIe siècle, Leibniz avait inclus dans sa Protogée une gravure représentant le squelette d'une licorne, reconstitué à partir d'ossements trouvés dans une grotte[3] : il avait pris soin de faire figurer en pointillés sur ce dessin les parties manquantes de cet improbable animal[4]… Quoique fort hasardeuse, cette image a souvent été considérée comme la première tentative de reconstitution d'un vertébré fossile. Chez Cuvier, la reconstitution est donnée pour l'aboutissement d'une véritable démarche scientifique.

Claudine Cohen, La méthode de Zadig, La trace, le fossile, la preuve, Paris, Seuil, 2011, p. 116-118.

[1] Cuvier, Recherches sur les ossements fossiles de quadrupèdes, 1812, t. III, 1er mémoire, p. 16.
[2] Ibid., t. III, 7e mémoire, "Résumé général et rétablissement des squelettes de diverses espèces", les trois planches proposant reconstitutions des squelettes de l'Anoplotherium et du Paleothérium.
[3] Voir Protogée, § XXXV et pl. 12 de l'édition de 1749. Éd. angl. par C. Cohen et A. Wakefield, The University of Chicago Press [2008], p. 101-103.
[4] Voir C. Cohen, Le Destin du mammouth, Paris, Seuil, [1994], "Points Sciences", 2004, chap. III, "La licorne de Leibniz".