Jamais, je crois, je n'ai eu de haut-le-cœur. Peut-être au début de ma cinquième année de médecine, et encore. Cela ne relève pas d'une forme d'insensibilité. Je suis un être comme les autres et mon corps est continuellement parcouru par des sentiments. En vérité, si je cherche à comprendre d'où me vient cette capacité de distanciation que beaucoup m'envient, je ne peux l'expliquer que par le fossé qui me sépare de mes patients. Pour le dire plus clairement, je n'ai pas l'impression d'intervenir sur des semblables. Les corps que j'ausculte ne me sont pas simplement morts, ils me sont entièrement étrangers. Pendant longtemps j'ai cru que j'étais un animal égaré dans un corps d'homme, une sorte d'hybride qui éprouvait des sensations inhabituelles.
(…)
J'ai néanmoins conservé de cet épisode la conviction qu'il y a en moi une sorte de nature intimes et opaque qui est immunisée contre le monde extérieur et attend patiemment son heure pour se manifester.

Bruce Bégout, On ne dormira jamais, Paris, Allia, 2017, p. 43.