Le lampadaire vespéral agit de façon "pure", c'est une catharsis, parce que dans le contexte vespéral des grandes villes la société s'ouvre de manière festive à l'artistique ; le lampadaire matinal agit de façon "politisante", c'est une irruption d'idéologies, par ce que dans le contexte matinal des grandes villes la société s'ouvre sobrement à la réalité. Ce qu'à d'artificiel le lampadaire fait un effet artistique le soir et un effet artificiel le matin, parce que dans le premier cas le lampadaire a pour contexte l'art et dans le second cas la réalité.
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Le lampadaire est un appareil d'éclairage public, et il appartient en ce sens à l'espace politique. En effet, comment comprendre le concept de "public" autrement que comme cet espace dans lequel ce qui est enfermé est exposé, rendu public, publié — en un mot, politisé ? Seul le fait que le lampadaire soit exposé, qu'il fasse partie d'une exposition, en fait à proprement parler un œuvre d'art, et voilà qui signifie derechef que c'est l'aspect politique du lampadaire qui nous autorise à en parler comme d'une œuvre d'art. Ces réflexions nous permettent de conclure que le politique a place dans l'essence même de l'art, qu'il ne peut exister d'art non politique, et que celui qui parle d'art "pur" n'entend pas par là un art non politique, mais un art qui joue un autre rôle politique que l'art "engagé". De ce point de vue, la réponse provisoire à la question de l'ambivalence du lampadaire soulève donc le problème suivant : si le lampadaire, en tant qu'œuvre d'art, est toujours politique, comment peut-il tantôt dépolitiser et tantôt politiser ?

Vilém Flusser, Choses et non-choses, esquisses phénoménologiques [1993], trad. Jean Mouchard, Rodez, éditions Jacqueline Chambon, 1996, p. 46.