Qualifions le premier point de vue de "platonicien" et décrivons-le comme suit. Comme les contenus, les formes sont données, et donc extra-humaines. De même que le royaume de l'être, le royaume du devoir-être se trouve dans l'environnement de l'homme. Voilà pourquoi on conserve des bouteilles : parce qu'elles sont des formes non passagères de contenus passés, parce qu'elles témoignent de formes trouvées par l'homme pour des contenus donnés. Une exposition de bouteilles vides est une collection de formes trouvées, non passagères, et la contemplation de cette exposition — la théorie — est la contemplation des valeurs pures, c'est-à-dire non seulement du bien, mais simultanément du beau. Tel est donc le sens de la vie : non pas boire des contenus, mais contempler des bouteilles vides. Non pas la pratique, mais la théorie ; non pas l'action, mais le regard contemplatif. Et voilà ce qu'est la philosophie : l'amour des bouteilles vides exposées.
Qualifions le second point de vue possible de "moderne". Les formes ne sont pas données, mais inventées. Contrairement aux contenus, elles ne sont donc pas extra-humaines, mais humaines. L'environnement de l'homme est le royaume de l'être, auquel l'homme oppose son propre royaume celui du devoir-être. Voilà pourquoi on conserve des bouteilles : pour les transformer et les utiliser à de nouvelles fins, par exemple en guise de cendriers. Une fois transformées, les bouteilles vides témoignent de la transmutation progressive des formes, c'est-à-dire de la méthode par laquelle l'homme triomphe de l'être pour devenir ce qu'il doit être. Voilà ce qu'est la théorie : non pas le regard contemplatif sur des formes exposées, mais la transmutation actives des formes conservées. Et le sens de la vie consiste à conserver et à transmuter des formes de façon progressive et progressiste. Donc, en une dialectique de théorie et de pratique. Et voilà ce qu'est l'engagement : la transmutation révolutionnaire permanente des bouteilles conservées.
Qualifions de "critique" le troisième point de vue possible sur le destin de l'homme. Les formes sont des moments éphémères d'entropie négative au sein de l'entropie générale de l'environnement humain. En partie trouvées, en partie inventées par l'homme, celui-ci les oppose à être en tant que devoir-être ; et une fois posées, elles commencent à être et cessent de devoir être. Dans l'environnement, il n'existe que le royaume de l'être, des contenus fluides, sur lequel viennent se briser toutes les formes possibles provenant du royaume passager du devoir-être. Voilà pourquoi on jette des bouteilles à la poubelle — soit aussitôt après les avoir bues, soit un peu plus tard, après les avoir provisoirement conservées : pour refouler la vanité de tout ce qui a forme. Pour refouler le fait que l'être est tout, qu'il est l'être-tel nu, brutal. Mais pour autant, les formes que l'on jette à la poubelle ne disparaissent pas. Les débris qu'elles sont témoignent de l'absurdité qu'il y a à donner forme. Donc, de ce que la vie n'a aucun sens. Et face à cela, il ne reste qu'à boire des contenus. Don uniquement la pratique.
Étant donné l'accumulation des débris de bouteilles aujourd'hui, il n'est que trop difficile de soutenir les deux premiers point de vue. Car de nos jours, porter un regard contemplatif sur des bouteilles exposées, mener une vie contemplative, transformer des bouteilles conservées, s'engager — tout cela reviendrait à vouloir oublier les débris ; mais ceux-ci ne tolèrent plus qu'on les oublie. En d'autres termes, il n'est plus possible comme autrefois de ne voir que l'aspect de cette condition qui use, qui est négatif et qui brise. Et ce faisant, on réalise que la "volonté de puissance" n'est qu'un aspect parmi d'autres de l'"éternel retour" — mais d'un éternel retour au chaos. Et par là, on est conduit à une vie de jouissance et de consommation immédiates. À une sorte d'hédonisme post-historique. De sorte qu'en fin de compte, le buveur de champagne a raison : c'est bien le champagne qui importe, et non les bouteilles. Car quoiqu'il fasse, tôt ou tard il se coupera à des débris de bouteilles. Mais pour le moment, il peut boire.
Vilém Flusser, Choses et non-choses, esquisses phénoménologiques [1993], trad. Jean Mouchard, Rodez, éditions Jacqueline Chambon, 1996, p. 29-30.