Dans sa loge de théâtre glacé, dans l'appartement que nous partagions avec trois autres familles d'acteurs, où une jeune bonne, Aniela, prenait soin de moi et, plus tard, dans les wagons à bestiaux qui nous emportaient vers l'Ouest, avec le typhus pour compagnie, elle s'agenouillait devant moi, frottait mes doigts engourdis et continuait à me parler de la terre lointaine où les plus belles histoires du monde arrivaient vraiment ; tous les hommes étaient libres et égaux ; les artistes étaient reçus dans les meilleures familles ; Victor Hugo avait été Président de la République ; l'odeur du collier de camphre que je portais autour du cou, remède souverain, paraît-il, contre les poux typhiques, me piquait aux narines ; j'allais être un grand violoniste, un grand acteur, un grand poète ; le Gabriele d'Annunzio français, Nijinsky ; Émile Zola ; on nous gardait en quarantaine à Lida, à la frontière polonaise ; je marchais dans la neige, le long de la voie ferrée, une main dans celle de ma mère, tenant dans l'autre un pot de chambre dont je refusais de me séparer depuis Moscou et qui était devenu un ami : je m'attache très facilement ;

Romain Gary, La promesse de l'aube [1960], Paris, Folio Gallimard, 1980, p. 50.