Le marché du travail artistique, exemplaire des nouvelles modalités d'emploi, est le plus inégalitaire, concurrentiel et différencié qui soit. Pour quelques dizaines d'élus dont les œuvres sont achetées par les enrichis de la finance, des milliers d'artistes pauvres, précaires, "chômeurs", sans autre consolation que la prétention d'exécuter un travail créatif, concept dont Duchamp, à son époque, se méfiait déjà. La pyramide des inégalités trouve sa plus complète et parfaite représentation dans le travail artistique et intellectuel.
Ici, la distinction entre travail et emploi atteint des sommets inégalés ailleurs. L'"artiste" passe l'essentiel de son temps à travailler, mais il est payé (employé) rarement. Non seulement la plupart de son travail est gratuit, mais il est aussi "aliéné", comme on disait autrefois : en effet, il doit s'adapter à la "demande", répondre aux possibilités que le marché et la production culturels offrent.
La massification de ce type de travail est allée de pair avec une prolétarisation que les concernés semblent, pour le moment, à l'exception du mouvement des intermittents du spectacle, ne pas vouloir reconnaître. Prolétarisation ne signifie pas seulement appauvrissement et précarité, mais aussi perte du contrôle sur les savoirs, les savoir-faire et la production.

Maurizio Lazzarato, Marcel Duchamp et le refus du travail, Paris, Les prairies ordinaires, 2014, p. 10.