A priori, un travailleur sur un chantier est lui aussi une simple pièce de la machine. Prenons l'exemple d'un électricien. L'installation de câbles, d'ampoules et d'interrupteurs n'a pas de sens en dehors du reste du travail de construction, qu'il s'agisse de celui des maçons qui montent les murs, des plombiers qui installent les canalisations et les robinets, de la fondation, du toit, etc. Séparément, ces diverses tâches n'ont aucune valeur ; prises ensembles, elles contribuent à définir un lieu de résidence habitable. La différence, c'est que sur un chantier, vous disposez de critères objectifs pour évaluer votre propre contribution indépendamment des autres, et ce sont ces mêmes critères qui serviront à vos camarades de travail pour vous juger. Soit vous êtes capable de courber un câble rigide, soit vous ne l'êtes pas, il n'y a pas d'échappatoire. Par conséquent, vous avez moins de raisons de vouloir ménager les apparences. Dans ce genre d'environnement de travail, il existe une véritable liberté de parole qui se reflète à l'extérieur et nourrit une plus grande "libéralité". Vous pouvez raconter des blagues assez salées, par exemple. Là où existe un vrai travail à accomplir, l'ordre des choses n'est plus aussi fragile.

Matthew B. Crawford, Éloge du carburateur, Essai sur le sens et la valeur du travail [2009], trad. Marc Saint-Ypéry, Paris, éditions de la Découverte, Poche, 2016, p. 180.