On peut accorder plus de crédit aux remarques que m'a faites mon amis Abert E. Elsen dans une lettre du 21 août 1969. Les termes utilisés par Elsen méritent d'être rapportés exactement, par souci de justice à son égard, et peut-être aussi à l'égard de Rodin :
Je ne peux personnellement admettre l'idée que pour connaître Rodin il faille oublier ses œuvres en pierre. Nous savons qu'il existe des marbres d'une remarquable qualité, et aussi des marbres dont l'exécution lui causa problèmes et souffrances, et qu'il finit par mener à bien avec orgueil. Je ne suis pas d'avis qu'il n'avait pas le sens de la pierre ni de la taille (…) On est bien obligé cependant de reconnaître que les marbres ne représentent pas ce qu'il a fait de mieux. Pour une bonne part, la taille des œuvres en pierre a été effectué par des tâcherons. Nous savons qu'il n'a pas supervisé la réalisation de ses marbres visibles à Paris. Quatre-vingts pour cent au moins d'entre eux sont des pièces inachevées ou rejetées ; nombre d'entre eux ont été exécutés sans son autorisation, et certains mêmes sont posthumes (lorsque Rodin mourut, Judith Cladel fit remarquer que c'était un véritable scandale de voir une foule de sculpteurs travaillant dans leur propre atelier et — sans l'autorisation de Rodin — taillant la pierre à partir de ses plâtres. C'est elle qui est à l'origine de la loi qui mit un terme à ces pratiques). Cependant, pouvons-nous pour autant les rejeter, pouvons-nous amputer Rodin de cet aspect de son œuvre ? Concevoir des projets destinés à être réalisés en pierre, superviser leur réalisation et y apporter la dernière main étaient pour lui des activités essentielles. À l'heure actuelle, où il existe une pléthore d'artistes et qui ne réalisent pas même de modèles, se contentant de donner aux autres des directions verbales, avons-nous encore le droit de refuser à Rodin cet aspect de son œuvre, auquel il se consacra durant si longtemps avec une énergie et un enthousiasme infatigables ?
Leo Steinberg, Le retour de Rodin, trad. Michelle Tran Van Khai, Paris, Macula, 1991, p. 13.