Les avant-gardes posent déjà, à elles seules, des problèmes liés à l'esprit qui les animait et à leur production en tant que telle. Car il y a pour le moins, quelque chose de paradoxal dans les soins que l'on porte à des objets délibérément soustraits à toute patrimonialisation comme à toute appréciation "esthétique". La réintégration des avant-gardes au régime esthétique et institutionnel des arts — que présuppose la conservation — se double d'une autre difficulté, proprement technique et matérielle, voire philosophique : quel sort faut-il réserver aux préceptes qui dominent les pratiques de la conservation et de la restauration lorsqu'on a affaire à des "œuvres[1]" avant-gardistes ? Le concept de l'œuvre ne s'y trouve pas seulement mis en question, mais l'hétérogénéité, la précarité, l'absence d'unité qui marque l'art avant-gardiste mettent radicalement en échec les principes les plus élémentaires autour desquels la conservation-restauration des œuvres s'est constituée, à commencer par l'unité de l'œuvre et, par conséquent, son identité et son intégrité[2].

Jean-Pierre Cometti, La nouvelle aura, Économies de l'art et de la culture, Paris, Questions théoriques, collection Saggio Casino, 2016, p. 190-191.

[1] La notion d'œuvre est tellement liée à l'idée d'un accomplissement et d'une unité qui lui confèrent son identité qu'on a scrupule à l'utiliser pour des pratiques dont l'objectif était d'en finir avec les attendus et les implications qui en font partie.
[2] Notions qui, avec celle d'authenticité sont au cœur de la démarche du conservateur-restaurateur, telle qu'elle est généralement codifiée.