On continuait, les jours passaient. On ne croisa personne sauf, une fois, un autre brise-glace du même modèle. On s'arrêta une heure à sa hauteur, on repartit après que les commandants eurent échangé des cartes et des relevés mais ce fut tout. Ce sont des territoires où ne vient jamais personne bien qu'ils soient plus ou moins revendiqués par pas mal de pays : la Scandinavie car c'est d'elle qu'arrivèrent les premiers explorateurs du coin, la Russie car elle n'est pas loin, le Canada car il est proche et les États-Unis car les États-Unis. Deux ou trois fois on aperçut des villages désertés sur les rivages du Labrador, construits à l'origine par le gouvernement central pour le bienfait des autochtones et, de la centrale électrique à l'église, parfaitement équipés. Mais, inadaptés aux besoins des locaux, ceux-ci les avaient détruits avant de les abandonner pour aller se suicider. Jouxtant des baraques éventrées, restaient encore ici et là quelques carcasses de phoques desséchées, pendues à des gibets, souvenirs de réserves alimentaires ainsi protégées des ours blancs.
Jean Echenoz, Je m'en vais, Les éditions de minuit Mdouble, 1999-2001, p. 21-22.