Croyez-vous qu'une usine de chaussures, par exemple, pourrait survivre si l'État se mêlait de tout ce qui s'y passe ? Bien sûr, il y a aussi des usines de chaussures étatisées. Mais croyez-vous qu'une moyenne entreprise, dans le système capitaliste privé, supporterait qu'un ministre donne perpétuellement son avis sur le travail réalisé par les membres de l'entreprise ? Dans une entreprise libre, c'est naturellement à ceux qui travaillent de déterminer ce qu'il faut faire, que ce soient ceux qui ont des postes de dirigeants ou ceux qui ont des postes d'exécutants. Mais je n'ai pas parlé d'un propriétaire. J'ai parlé d'une entreprise où les collaborateurs se donnent eux-mêmes une constitution et s'administrent eux-mêmes. Dans les écoles, ce seraient les enseignants et les élèves, un système de balancier entre apprendre soi-même — car ce n'est pas toujours l'enseignant qui apprend quelque chose à ses élèves, il arrive souvent que le professeur en apprenne autant de ses élèves. Il est parfaitement évident que le domaine de l'esprit doit être déployé dans la liberté. Les causes des deux guerres mondiales résident dans la mise en esclavage de l'esprit par l'État et l'économie capitaliste. Il n'y a pas d'organe pour la liberté humaine, il n'y a pas d'organe pour le créatif, il n'y a pas d'organe pour le concept de l'art après la modernité, même ceux qui ont tant célébré l'art, les soi-disant connaisseurs, n'ont crée aucun organe, ni pour l'art, ni pour les évolutions qui ont été mises en route par les catastrophes de la Première et de la Deuxième Guerre mondiale. Et il n'y en aura sans aucun doute une troisième, si nous ne prenons pas un nouveau départ vers la science de la liberté, où règne le "tout homme est un artiste", où chacun est soi-même, et où l'on insiste sur le souverain qui se trouve en tout homme.

Joseph Beuys, "Discours sur mon pays" [1985], in Par la présente, je n'appartiens plus à l'art, trad. Olivier Mannoni et Pierre Borasa, Paris, L'arche, 1988, p. 42-43.