L'esprit occupé par ces pensées familières, je poursuivais mon chemin sur la chaussée mouillée, à travers un des quartiers les plus tranquilles et les plus anciens de la ville. Sur le trottoir d'en face, plongé dans l'obscurité, s'élevait un vieux mur de pierre gris que j'apercevais toujours avec plaisir. Il paraissait à chaque fois si ancien et si insouciant, entre une petite église et un vieil hôpital. Souvent, dans la journée, je contemplais longuement sa surface rugueuse. Il y avait peu d'espaces aussi paisibles, aussi accueillants, aussi silencieux à l'intérieur de cette ville, où le nom d'un commerçant, d'un avocat, d'un inventeur, d'un médecin, d'un barbier, d'un pédicure, s'affichait en lettres criardes tous les demi-mètres carrés. Aujourd'hui encore, j'aperçus le vieux mur impassible, environné d'une atmosphère paisible, mais quelque chose en lui avait changé. Je remarquai, en son milieu, un ravissant petit portail en ogive et me sentis alors déconcerté. En effet, je ne savais réellement plus si celui-ci avait toujours existé ou s'il venait d'être ajouté. Par contre, il semblait incontestablement ancien, très ancien. Cette petite entrée fermée par une porte de bois sombre conduisait probablement il y a des siècles déjà dans la cour endormie d'un monastère et y conduisait aujourdéhui encore, même si le monastère n'existait plus. J'avais sans doute vu cette porte des centaines de fois, sans même y prêter attention, et peut-être la remarquais-je à présent parce qu'on venait de la repeindre. Quoi qu'il en fût, je m'arrêtai et fixai l'autre côté de la ruelle, sans toutefois traverser car le sol était totalement détrempé à cet endroit. Je demeurai ainsi sur le trottoir, observant simplement l'autre côté. Tout était déjà plongé dans l'obscurité, mais il me sembla apercevoir, entourant le haut de la porte, une couronne, une sorte de tresse multicolore. M'efforçant de distinguer plus précisément de quoi il s'agissait, je vis alors un panneau lumineux qui surmontait tout le portail et semblait porter une inscription. Mes yeux se fatiguèrent et je finis par traverser la ruelle, malgré la boue et les flaques d'eau. J'aperçus au-dessus de ce portail, sur le vieux crépi d'un vert grisâtre, une tache légèrement brillant sur laquelle défilaient des lettres mobiles et multicolores qui disparaissaient immédiatement, puis ressurgissaient et s'enfuyaient de nouveau. Ils avaient donc profané ce bon vieux mur lui aussi en y accrochant un panneau de publicité lumineuse ! Pendant ce temps, je déchiffrai quelques-uns des mots qui apparaissaient fugitivement. Ils étaient difficiles à lire, si bien que je devais partiellement les deviner. Les lettres passaient à intervalles réguliers, si pâles et fragiles, si vite évanouies. Celui qui voulait ainsi faire fructifier son affaire ne se montrait pas habile. Ce pauvre homme était un loup des steppes. Pourquoi faisait-il danser ces lettres précisément sur ce mur situé dans la ruelle la plus sombre de la vieille ville, à cette heure et par ce temps pluvieux, alors que personne ne passait par là ? Pourquoi ces lettres étaient-elles si fugitives, si insaisissables, si capricieuses et illisibles ? Mais un instant ! Voilà que j'y arrivais à présent, j'avais réussi à saisir plusieurs passages à la suite. Cela donnait :

Théâtre magique
Tout le monde n'est pas autorisé à entrer
— Tout le monde n'est pas autorisé

J'essayai d'ouvrir la porte, mais la poignée lourde et ancienne refusa de s'abaisser sous la pression de ma main. La danse des lettres avait pris fin ; elle avait cessé subitement, avec tristesse, consciente de son inutilité. Je reculai de quelques pas ; mes pieds s'enfoncèrent profondément dans la boue. Plus aucune lettre n'apparaissait, le scintillement avait disparu. Je restai longtemps ainsi, les pieds dans la boue, espérant en vain.
Mais alors que j'avais abandonné la partie et déjà rejoint le trottoir, je vis devant moi quelques lettres lumineuses et colorées, s'égrenant sur l'asphalte miroitant.
Je lus :

Réservé––––aux––––in––––sensés !

Mes pieds étaient à présent mouillés et j'avais très froid.
Pourtant, j'attendis encore quelque temps. Il ne se produisit rien.

Hermann Hesse, Le loup de steppes [1927], trad. Alexandra Cade, Paris, Calmann-Lévy, Le livre de Poche, 2004, p. 49-52.