J) Comment je pense

Comment je pense quand je pense ? Comment je pense quand je ne pense pas ? En cet instant même, comment je pense quand je pense à comment je pense quand je pense ?
"Penser/Classer", par exemple, me fait penser à "passer/clamser", ou bien à "clapet sensé" ou encore à "quand c'est placé". Est-ce que cela s'appelle "penser" ?
Il me vient rarement des pensées sur l'infiniment petit ou sur le nez de Cléopâtre, sur les trous de gruyère ou sur les sources nietzschéennes de Maurice Leblanc et de Joe Shuster ; c'est beaucoup plus de l'ordre du griffonage, du pense-bête, du lieu commun.
Mais, tout de même, comment, "pensant" (réfléchissant?) à ce travail ("Penser/Classer"), en suis-je venu à "penser" au jeu de morpion, à Leacock, à Jules Verne, aux Esquimaux, à l'Exposition de 1900, aux noms que les rues ont à Londres, aux iguames, à Sei Shönagon, au Dimanche de la vie, à Anthemius et à Vitruve ? La réponse à ces questions est parfois évidente et parfois totalement obscure : il faudrait parler de tâtonnements, de flair, de soupçon, de hasard, de rencontres fortuites ou provoquées ou fortuitement provoquées :
méandres au milieu des mots ; je ne pense pas mais je cherche mes mots : dans le tas, il doit bien y en avoir un qui va venir préciser ce flottement, cette hésitation, cette agitation qui, plus tard, "voudra dire quelque chose".
C'est aussi, et surtout, affaire de montage, de distorsion, de contorsion, de détours, de miroir,
voire de formule, comme le paragraphe suivant voudrait le démontrer.

Georges Perec, Penser/Classer [1985], Paris, Seuil Essais, 2003 p. 172-173.