On aurait dit qu'un Troll malin, un mauvais Kobold avait tout durci autour du casino, arrosant tout d'un gaz volatil, un fixatif qui s'incrustait partout, allait au plus profond, s'incorporait aux noyaux, aux ions, à tout corps, à tous champs.
Tout paraissait normal, il voyait, il croyait voir, un son faisait un bruit, un parfum parfumait. Il voyait Faustina s'alanguir sur un sofa, ployant sous son poids un gros coussin à capitons. Puis Faustina sortait, laissant choir sur son coussin un lourd bijou d'or garni d'un cabochon d'adamantin. Ismaïl bondissait, il voyait dans l'abandon du bijou un signal : Faustina l'aimait mais n'osait s'ouvrir, car son mari, ou son amant, ou son ami la faisait pâlir (car nul n'avait pouvoir pour faillir à la Loi qui faisait d'Ismaïl un paria tabou : on n'y touchait pas ; il allait où bon lui paraissait, mais on l'ignorait, partout, toujours).
Mais sa main n'affrontait coussin ou bijou qu'un court instant ; il abandonnait aussitôt, abattu, transi, hagard : il touchait, non un coussin, mais un bloc dur, compact, un roc aussi dur qu'un diamant : tout paraissait pris dans un magma jointif : on aurait dit un champ clos, fini, un corps indivis au poli parfait, au grain mat : dans son champ, l'humain, ou l'inhumain, gardait un pouvoir positif ; ainsi Faustina pouvait ouvrir un battant, s'alanguir sur un divan ; ainsi son compagnon pouvait-il lui offrir un whisky ; ainsi pouvait-on ouïr un fox-trot, voir surgir un yacht, choir un bijou d'or, sortir un larbin. Mais, hors du champ, or tout indiquait qu'Ismaïl y fut, il n'y avait plus qu'un continuum sans un pli, sans articulation, un corps compact plus compact qu'un stuc, qu'un staff, qu'un mastic, qu'un portland ; l'imbrication sans jour, la lapidation, du plain, du plat, du massif, du mastoc : tout collait à tout, sans solution, sans discontinu.
Son poids n'affaissait aucun coussin : un roc aurait fait un divan plus mou ; son pas n'inclinait aucun poil du tapis ; sa main n'ouvrait aucun bouton. Il n'avait aucun pouvoir.
Georges Perec, La disparition [1969], Paris, L'imaginaire Gallimard, 2017, p. 37-38.