Il est courant de critiquer les pratiques artistiques sociales au motif qu'elles sacrifient une expérience authentiquement "esthétique" (bien que vaguement définie) à un concept réducteur de l'efficacité politique. Mais tout art moderne, même celui rejette avec véhémence toute exigence d'utilité, est fonctionnel, que ce soit comme protestation contre l'utilitarisme même de la société moderne, ou comme recueil des valeurs quasi-spirituelles précises qui sont liées à une résistance intellectuelle ou créative au capitalisme. La principale question est comment, et à quelle échelle, cette efficacité est-elle mise en œuvre ? Selon le point de vue conventionnel, l'art ne peut garder son autorité culturelle en tant qu'il opère par le biais de la transformation graduelle (et privée) d'une conscience unique, confrontée à une œuvre d'art. Une fois que nous essayons d'étendre ce processus (de le rendre "social" en quelque sorte), de comprendre l'esthétique comme une forme de connaissance qui peut être transmise au sein des collectifs plus vastes entre eux, ou par rapport à un ensemble d'institutions, plutôt qu'à une seule conscience souveraine, l'autonomie de l'esthétique est menacée, et l'art subsumé dans ses variantes kitsch dévaluées. C'est pourquoi nous voyons si souvent les théoriciens imposer un pare-feu entre l'expérience du spectateur individuel et n'importance quelle actions ultérieure ("pratique" et donc non-esthétique) dans le monde, qui peut être d'une certaine manière façonnée par cette rencontre [1]. L'"expérience esthétique, comprise de la sorte, est essentiellement monologique. Il me semble que ces deux contraintes sont mises en cause par de nouvelles formes de pratique sociale, dans lesquelles nous trouvons un attachement à une expression sociale élargie de l'expérience esthétique et une attention à la relation créatrice transversale entre la conscience et l'action dans le monde [2].

Grant H. Kester, Le dévoilement du dispositif : sur certaines limites de la critique d'art actuelle (traduction française du texte "The Device Laid Bare : On Some Limitations in Current Art Criticism", e-flux, n°50, décembre 2013) in Co-création, Céline Poulin et Marie Preston (dir.), trad. Christine Vivier, Empire et CAC Bretigny, 2018, p. 204.

[1] Même un artiste aussi solidement établie que Thomas Hirschhorn se sent toujours obligé de rassurer les critiques sur le fait que son travail est de l'"art pur" plutôt que du travail social. Voir Peter Schjedahl, "House Philosopher : Thomas Hirschhorn and the Gransci Monument", The New Yorker, 29 juillet 2013, p. 76.
[2] Au niveau théorique, nous pourrions dire que ces groupes et artistes sont moins préoccupés par le fait de situer le potentiel générateur de l'indétermination esthétique dans la tension entre le pur et l'impur (l'art et le non-art, ou le kitsch le militantisme, etc.), que par la relation dans et entre ce qui avait précédemment été perçu comme des rencontres esthétiques singulières et déconnectées ; autrement dit, par la forme sociale ou collective que revêt l'expérience esthétique.