L'isolement du dissonant est grand. Il se perçoit comme un être sinistre, vérifiant douloureusement que derrière la légèreté apparente de ces mots, il y a mille accusations que, par respect pour la bienséance du bonheur sans contexte, personne n'évoquera. Mais on peut aujourd'hui en dresser un inventaire non exhaustif : se masturber l'esprit, être un triste sire quand tout le monde danse, un individu lourd quand tout le monde est léger, être un poids d'angoisse, un boulet critique, un écorché vif, un être théâtralement obscène, une escarre sur la peau de soie de l'époque, un énergumène minable, un velléitaire, un irresponsable — cette dernière accusation état au fond la plus répandue. Le langage du bonheur sans contexte essentialise l'époque en éliminant ce qui lui porte préjudice. Il oblige le dissonant à se convaincre de son incapacité à jouir de la vie proposée selon ces termes, ce qui le ramène ce pauvre psalmiste à sa condition de non-jouisseur, convergeant vers cette intolérable et pourtant inéluctable issue : sa propre gravité. À partir de cet état de perception, à l'instant où, entendant ces mots aberrants, le dissonant se pince la lèvre inférieure de désarroi, il se découvre dans le miroir déformant que lui tendent, sans avoir l'air d'y toucher, ces gens raisonnablement passionnés par le monde social tel que définit le langage du bonheur sans contexte. Des mots se forment, mais, comme la flamme dans le vide, s'éteignent instantanément dans l'environnement de ce bonheur ésotérique. Le dissonant devient l'isolement même, avec des nuances identifiables a postériori (dans l'instant, il est tout à sa mortification) : un triste sire, un infâme, effrayant rabat-joie, pisse-froid, tue l'amour, criticiste du système nourricier, sous-être ingrat, crachant dans la soupe, un fou incertain, un flou, nébuleux serviteur d'une cause indiscernable, voire opaque, un martyr stupide, ou dangereux, un abject, un dissident crapuleux, un terroriste — comment savoir ? Je ne sais si l'on vous a, un jour, fait comprendre que vous étiez trop grave pour l'époque, mais c'est quelque chose d'être jugé de cette façon, d'être privé de langage, comme dénudé.
C'est que du bonheur. Se sentir dissonant face à ce slogan revient à percevoir sa densité de vie sans parvenir à la nommer. Et ce que l'on ne parvient pas à nommer n'est pas, à coup sûr, à rejeter. Cela peut aussi demeurer dans l'intériorité, et, à l'issue d'une digestion à froid, se transformer en expression critique du monde social. L'état de dissonance est souvent jugé à ce point inconvenant qu'il semble interdire toute gestation. Mais si des pulsions profondes peuvent délivrer un capital biographique propre, alors le locuteur excentré, frappé d'"infélicité" pour reprendre le mot de John L. Austin, pourra reconnaître qu'il y a dans l'acceptation de sa dissonance une voix possiblement riche de sa capacité à ne pas se satisfaire du bonheur sans contexte.
Éric Chauvier, Que du bonheur, Paris, Allia, 2009,p. 39-41.