Le destin scientifique d'Anomalocaris[1], un animal des schistes du Cambrien moyen de Burgess (Colombie-Brittanique) vieux de 515 millions d'années, à travers les différentes reconstitutions anatomiques qui en ont été tentées pendant près de cent ans, en est un exemple frappant. Des fragments de cet animal furent d'abord interprétés séparément comme des organismes à part entière. Une partie fut identifiée comme l'abdomen et la queue d'un crustacé pyllocaridien, une autre comme une méduse, tandis que d'autres étaient rangées parmi les concombres de mer, les vers et les éponges. Des animaux complets, ou presque complets, étaient pourtant connus depuis le début du XXe siècle — mais il fallut attendre une profonde révision des conceptions évolutionnistes, et une découverte particulièrement éloquente en 1985, pour que fût produite une description correcte de l'animal entier : un grand prédateur appartenant à une classe éteinte d'Arthropodes[2].
Selon Gould, cet exemple révèle non seulement l'imprédictibilité des formes vivantes et l'imprévisibilité des formes de la vie, mais aussi l'incidence des préjugés et des cadres mentaux dans la manière de concevoir l'évolution.
Claudine Cohen, La méthode de Zadig, La trace, le fossile, la preuve, Paris, Seuil, 2011, p. 130-131.
[1] Sur la reconstruction d'Anomalocaris, voir Gould, La vie est belle. Les surprises de l'histoire, [1989], Paris, Seuil, 1991, p. 211-225 ; Desmond Collins, "The "Evolution" of Anomalocaris and Its Classification in the Anthropd Class Dinocarida (nov.) and order Radiodonta (nov.)", Journal of Paleontology, vol. 70, n°2, mars 1996, p. 280-298 : Simon Conway Morris, The Crucible of Creation : The Burgesse Shale and the Rise of Animals, Oxford University Press, 1998, p. 56-59.
[2] H. B. Whittington et D. Briggs, "The Largest Cambrian Animal, Anomalocaris, Burgess Shale, British Columbia", Philosophical Transactions of the Royal Society of London, 309, 1985, p. 569-609.