Personne ne pouvait espérer devenir philosophe, s'il ne se disposait pas tout d'abord à remettre en question les évidences plates du monde de la vie dans lesquelles il avait vécu jusque-là. Il lui fallait tout d'abord se défaire de l'existence dans ce qu'elle a de plus quotidien pour accéder ensuite à la vie philosophique elle-même. En un sens, la philosophie se définissait par ce qu'elle n'était pas, et le monde de la vie représentait cette non philosophie qu'elle dépréciait continuellement et voulait dépasser[1]. Ne comprenant pas vraiment la logique du monde quotidien, elle l'a tout simplement dévalorisée sous la forme d'une doxa relative et subjective, et a cherché à promouvoir à la place une manière authentique de comprendre le monde d'un point de vue théorique, toujours selon le regard neuf de l'homme extra-quotidien. Ce faisant, la vie quotidienne est apparue comme ce dont il fallait absolument se méfier (et se défier), étant toujours prête à confondre le penseur et à embrouiller son esprit.

Bruce Bégout, La découverte du quotidien [2005], Paris, Allia, 2010, p. 30-31.

[1] Le monde de la vie rendait à la philosophie la monnaie de sa pièce, en retournant son mépris, sous la forme paradigmatique de l'ironie de la servante de Thrace se moquant du philosophe Thalès, tombé dans un puits, alors qu'il observait, au cours de sa promenade nocturne, les étoiles. Cf. Platon, Théétète, 174a. (…) Il faut donc voir que la méfiance comme l'incompréhension sont réciproques ; de même que la philosophie déprécie la vie quotidienne, de même la vie quotidienne ne tient pas en haute estime le travail philosophique, y soupçonnant une theoria coupée de toute réalité et de toute réalisation pratique.