Les deux premiers chapitres ont montré comment l'inimitié constitue désormais le nerf des démocraties libérales, et la haine de ce par quoi elles ont l'impression de faire l' expérience d'un présent pur, d'une politique pure, par la voie de moyens eux-mêmes purs. L'on a également fait valoir que, d'un point de vue historique, ni la république à esclaves ni le régime colonial et impérial n'étaient des corps étrangers à la démocratie. Au contraire, ils en étaient la matière phosphorescente, cela même qui permettait à la démocratie de sortir d'elle-même, de se mettre délibérément au service d'autre chose que ce qu'elle proclamait en théorie, et d'exercer, lorsqu'il le fallait, la dictature contre elle-même, contre ses ennemis et contre les non-semblables. Les corps expéditionnaires au moment des conquêtes coloniales et les campagnes militaires lors des guerres contre-insurrectionnelles de la décolonisation furent les emblèmes les plus significatifs de cette longue stase répressive.
À la limite, il n'est donc de démocratie libérale que par cet appoint du servile et du racial, du colonial et de l'impérial. Typique de la démocratie libérale est ce dédoublement inaugural. Le risque et la menace que ce dédoublement fait peser sur la démocratie ne sont pas tant d'en oblitérer le message, voire d'en éradiquer le nom, que de la retourner contre elle-même en rapatriant à l'intérieur ce que l'on s'acharne à décharger sur l'extérieur. Dans la mesure où, de nos jours, il est quasiment impossible de délimiter l'intérieur de l'extérieur, le péril que font peser la terreur et la contre-terreur sur les démocraties modernes est celui de la guerre civile.
Achille Mbembe, Politiques de l'inimitié, Paris, La Découverte, 2016, p. 91-92.