Mais avant d'aller plus loin, je dois expliquer que j'utilise le mot art dans une acceptation plus large que celle que nous utilisons d'ordinaire. En effet, pour des raisons de convenance, j'exclurai tout ce qui s'adresse à l'intelligence et aux émotions mais pas au regard, bien qu'à proprement parler, la musique et toute la littérature qui se préoccupe du style doivent être considérées comme faisant partie de l'art. Mais je ne puis exclure de mon champ d'étude, comme véhicule possible de l'art, aucune des œuvres de l'homme qui peut se regarder. Et c'est là que la fracture entre le point de vue socialiste et le point de vue commercial de l'art est évidente. Pour le socialiste, une maison, un couteau, une tasse, une machine à vapeur ou je ne sais quoi, tout ce qui est, je le répète, fabriqué par l'homme et possède une forme, doit soit être une œuvre d'art, soit destructeur pour l'art. En revanche, le commerçant divise les "articles manufacturés" en ceux qui sont conçus comme des œuvres d'art et sont proposés à la vente sur le marché comme tels, et ceux qui n'ont et ne peuvent avoir aucune prétention à des qualités artistiques. Le premier professe l'indifférence et le second la nie. Le commerçant constate que dans la grande masse du travail accompli par l'homme civilisé, il n'y a aucune prétention à l'art, et pense que c'est naturel, inéluctable et, pour tout dire, souhaitable. Le socialiste, au contraire, voit dans cette absence évident d'art une maladie propre à la civilisation moderne et nuisible à l'humanité ; qui plus est, il pense que c'est une maladie qui peut être soignée.
J'estime aussi que cette maladie et cette blessure de l'humanité ne sont pas des vétilles, mais un cruel prélèvement sur le bonheur de l'homme, car il sait que cet art omniprésent dont j'ai parlé et auquel le marchant est insensible, est l'expression du plaisir dans le travail, et que, puisque toutes les personnes qui ne sont pas à le charge de la communauté, doivent produire, sous une forme ou une autre, il s'ensuit que dans notre système actuel, la plupart des hommes honnêtes doivent mener une vie malheureuse, étant donné que leur travail, qui représente la partie la plus importante de leur vie, est dépourvue de plaisir.
Ou pour dire les choses sans détour et en deux mots : dans l'état actuel de la société, le bonheur n'est possible que pour les artistes et les voleurs.

William Morris, "L'art en ploutocratie", in L'art et l'artisanat, trad. Thierry Gillyboeuf, Paris, éditions Payot&Rivages, 2011, p. 98-99.