Cet espoir que je nourris pour l'art est fondé sur ce qui m'apparaît de façon quasi certaine comme une vérité fondamentale, à savoir que tout art, même le plus inspiré, est influencé par les conditions de travail de la majeure partie de l'humanité, et prétendre que l'art, fût-il le plus intellectuel, est indépendant de ces conditions générales, est futile et vain. Autrement dit, tout art qui affirme s'appuyer sur l'éducation spécifique ou le raffinement d'un groupe ou d'un classe restreint doit par nécessité être irréel et éphémère. L'ART EST L'EXPRESSION PAR L'HOMME DE LA JOIE QU'IL TIRE DE SON TRAVAIL. Si ces mots ne sont pas ceux du Professeur Ruskin, ils incarnent du moins son enseignement sur ce sujet. Aucune vérité plus importante n'a jamais été énoncée ; car s'il est possible de tirer du plaisir de son travail, par quelle étrange folie les hommes consentent-ils à travailler sans plaisir ? Et quelle hideuse injustice cela doit être pour la société de forcer les hommes à travailler sans plaisir ! Puisque tous les hommes qui ne sont pas malhonnêtes doivent travailler, la question se pose de savoir qu'il faut les forcer à mener une vie malheureuse ou bien leur permettre de vivre dans le malheur. La principale accusation que j'ai à formuler à l'encontre de l'état actuel de la société est d'être fondé sur le travail sans art ni bonheur de la majorité des hommes. Et toute cette dégradation de l'aspect extérieur de notre pays dont j'ai parlé m'est odieuse non seulement parce qu'elle attriste ceux d'entre nous qui aimons encore l'art, mais aussi et surtout parce qu'elle témoigne de l'existence malheureuse imposée à la majeure partie de la population par le système du commerce compétitif.
Le plaisir qui devrait aller de pair avec la fabrication de chaque objet artisanal s'enracine dans l'intérêt que chaque homme sain montre pour une vie saine, et il se compose principalement, me semble-t-il, de trois éléments : la diversité, l'espoir qui accompagne la création et l'amour-propre qui provient d'un sentiment d'utilité, auxquels il convient d'ajouter ce mystérieux plaisir corporel qui va de pair avec l'exercice habile des facultés physiques. Je ne pense pas qu'il faille gaspiller beaucoup de mots pour tenter de démontrer que ces facteurs, s'ils accompagnaient réellement et pleinement le travail, contribueraient largement à le rendre agréable.

William Morris, "L'art et l'artisanat d'aujourd'hui", in L'art et l'artisanat, trad. Thierry Gillyboeuf, Paris, éditions Payot&Rivages, 2011, p. 64-66.