Depuis que l'homme est homme, il manie son environnement. Ce qui caractérise le Dasein humain dans le monde, c'est la main propre au seul organisme humain se saisit des choses. La main saisit le monde comme chosal. Mais elle ne se contente pas de le saisir : elle ramène à soi les choses qu'elle saisit afin de les transformer. La main informe les choses qu'elle saisit. Ainsi apparaissent deux monde autour de l'homme : le monde de la "nature", celui des choses données par avance (vorhanden) et destinées à être saisies ; et le monde de la "culture", celui des choses mises à portée de main (zuhanden), des choses informées. Récemment encore, on était d'opinion que l'histoire de l'humanité s'identifiait au processus par lequel la main transforme progressivement la nature en culture. Aujourd'hui, cette opinion, cette "croyance au progrès", doit être abandonnée. En effet, il devient de plus en plus manifeste que la main ne laisse pas en paix les choses informées, mais qu'elle joue avec elles jusqu'à ce que s'épuise l'information qu'elles renferment. La main utilise la culture et la transforme en déchet. Ce ne sont donc pas deux mondes qui entourent l'homme, mais trois : celui de la nature, celui de la culture et celui du déchet. Ce déchet devient de plus en plus intéressant : des secteurs scientifiques entiers, tels que l'écologie, l'archéologie, l'étymologie et la psychanalyse se consacrent à l'étude du déchet. Et il apparaît que le déchet retourne à la nature. L'histoire humaine n'est donc pas une ligne droite qui, de la nature, ouvrirait sur la culture. Elle est bien plutôt un cercle évoluant de la nature vers la culture de la culture vers le déchet, du déchet vers la nature, et ainsi de suite. Un cercle vicieux.

Vilém Flusser, Choses et non-choses, esquisses phénoménologiques [1993], trad. Jean Mouchard, Rodez, éditions Jacqueline Chambon, 1996, p. 104-105.