Il y a avait, alors, dans la cour de l'immeuble, un dépôt de bois, et ma cachette favorite se trouvait au centre de cet entassement de bûches ; je me sentais merveilleusement en sécurité lorsque, après des acrobaties expertes — les bûches s'élevaient à une hauteur de deux étages — je parvenais à m'y glisser, protégé de tous côtés par des murs de bois humide et parfumé. J'y passais de longues heures, avec mes jouets favoris, entièrement heureux et inaccessible. Les parents interdisaient à leurs enfants de s'approcher de cet édifice fragile et menaçant : un fagot déplacé, une poussée malencontreuse risquaient de tout faire crouler et de vous enterrer. J'avais acquis une grande agilité à me faufiler à travers les étroits corridors de cet univers où je régnais en maître absolu, où le moindre faux pas risquait de provoquer une avalanche, mais où je me sentais chez moi. En déplaçant savamment les bûches, je m'étais aménagé des galeries et des passages secrets, des tanières, tout un monde sûr et amical, si différent de l'autre, où je me glissais comme un furet, et où je demeurais tapi, malgré l'humidité qui mouillait peu à peu le fond de ma culotte et me glaçait le dos. Je savais exactement quelles pièces il fallait retirer pour m'ouvrir un passage, et je les replaçais toujours soigneusement derrière moi pour augmenter encore mon sentiment d'inaccessibilité.
Ce fut donc vers mon domaine de bois que je courus ce jour-là, dès que je pus le faire décemment, c'est-à-dire, sans donner l'impression que j'abandonnais ma mère seule devant l'ennemi — nous demeurâmes jusqu'au bout sur le terrain et le quittâmes les derniers.
En quelques mouvements experts, retrouvant mes galeries secrètes, remettant une à une les bûches sur mon passage, je fus au cœur de l'édifice, avec cinq ou six mètres d'épaisseur protectrice au-dessus de ma tête, et là, entouré de cette carapace, sûr enfin que personne ne me voyait, j'éclatai en sanglots. Je pleurai longuement. Après quoi, j'examinai attentivement les bûches au-dessus et autour de moi, afin de choisir exactement celles qu'il fallait retirer pour en finir une fois pour toutes, pour que ma forteresse de bois croulât sur moi d'un seul coup et me délivrât de la vie. Je les touchai une à une avec gratitude. Je me souviens encore de leur contact amical et rassurant, et de mon nez humide et de la tranquillité qui s'était soudain faite en moi à l'idée que je n'allais plus jamais être humilié, ni malheureux. Le mouvement devait consister à pousser les bûches à la fois avec mes jambes et avec mon dos.
Je me mis en position.
Puis je me rappelai que j'avais dans ma poche un morceau de gâteau au pavot que j'avais volé le matin dans l'arrière-boutique d'une pâtisserie située dans l'immeuble, et que le pâtissier laissant sans surveillance lorsqu'il avait des clients. Je mangeai le gâteau. Je me remis ensuite en position et, avec un gros soupir, me préparai à pousser.
Je fus sauvé par un chat.
Son museau apparut brusquement devant moi entre les bûches, et nous nous regardâmes un instant avec étonnement. C'était un incroyable matou pelé, galeux, couleur de marmelade d'oranges, aux oreilles en lambeaux et avec une de ces mines moustachues, patibulaires et renseignées que les vieux matous finissent par acquérir à force d'expériences riches et variées.
Il me regarda attentivement, apràs quoi sans hésiter, il se mit à me lécher la figure.
Je n'avais aucune illusion sur les mobiles de cette soudaine affection. J'avais encore des parcelles de gâteau au pavot répandues sur mes joues et mon menton, collées par mes larmes. Ces caresses étaient strictement intéressées. Mais cela m'était égal. La sensation de cette langue r&aciexpeuse et chaude sur mon visage me fit sourire de délice — je fermai les yeux et me laissai faire — pas plus à ce moment-là que plus tard, au cours de mon existence, je n'ai cherché à savoir ce qu'il y avait, exactement, derrière les marques d'affection qu'on me prodiguait. Ce qui comptait, c'est qu'il y avait là un museau amical et une langue chaude et appliquée qui allait et venait sur ma figure avec toutes les apparences de la tendresse et de la compassion. Il ne m'en faut pas davantage pour être heureux.
Romain, Gary, La promesse de l'aube [1960], Paris, Folio Gallimard, 1980, p. 60-63.