J'étais à quelques mètres du mirador lorsque le Den se lança sur la piste de décollage. Je descendis de bicyclette et, avant d'entrer, jetai un coup d'œil distrait à l'avion. Le Den était déjà à une vingtaine de mètres du sol. Il parut un instant suspendu immobile dans l'air, hésita, se mit à cabrer, vira sur l'aile, piqua, et alla s'écraser au sol en explosant. Je regardai un bref instant cette colonne de fumée noire que je devais, par la suite, voir tant de fois au-dessus des avions morts. J'ai vécu là la première de ces brûlures de solitude soudaine et totale dont plus de cent camarades tombés devaient plus tard me marquer jusqu'à me laisser dans la vie avec cet air d'absence qui est, paraît-il, le mien. Peu à peu, au cours de quatre années d'escadrille, le vide est devenu pour moi ce que je connais aujourd'hui de plus peuplé. Toutes les amitiés nouvelles que j'ai tentées depuis la guerre n'ont fait que me rendre plus sensible cette absence qui vit à mes côtés. J'ai parfois oublié leurs visages, leur rire et leurs voix se sont éloignés, mais même ce que j'ai oublié d'eux me rend le vide encore plus fraternel. Le ciel, l'Océan, la plage de Big Sur déserte jusqu'aux horizons : je choisis toujours pour errer sur le terre des lieux où il y a assez de place pour tous ceux qui ne sont plus là.
Romain, Gary, La promesse de l'aube [1960], Paris, Folio Gallimard, 1980, p. 325.