La justice, l'égalité ne sont jamais que des règles vivantes d'intégration des personnes dans un nous. En dernière analyse, c'est l'autre qui vaut. Il faut toujours en revenir là. C'est donc bien de l'autre que je manque. Le moi est lacunaire par rapport à l'autre moi. Il me complète comme l'aliment. L'être du sujet n'est pas solipsiste ; il est être-en-commun. C'est ainsi que la sphère des relations intersubjectives peut être l'analogue de la sphère vitale et que le monde des besoins fournit la métaphore fondamentale de l'appétit : l'autre moi, comme le non-moi — comme par exemple l'aliment —, viennent combler le moi.
C'est à partir de cette structure fondamentale de l'intersubjectivité, que les valeurs qui la rendent possible peuvent être attrayantes et non pas seulement obligatoires. La communauté est mon bien parce qu'elle tend à m'achever dans le nous où la lacune de mon être serait comblée. À certains moments de communion précieuse, je pressens que le moi isolé n'est peut-être qu'un arrachement d'avec tels autres qui eussent pu devenir pour moi un toi.
Mais en retour cette même communauté qui m'achève m'oblige, parce qu'elle ne tend à m'achever qu'en me dépassant comme vouloir-vivre. L'attrait sans doute est plus fondamental que l'obligation car l'obligation n'est que l'idée d'un attrait supérieur au vouloir-vivre jointe à celle de l'obstacle du vouloir-vivre. Le décentrement de perspective du moi au toi et au nous est tout à la fois ce que je désire et ce que je crains, ce qui me complète et ce qui m'oblige. C'est pourquoi l'affectivité de niveau social reste foncièrement équivoque.
Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, 1. Le Volontaire et l'Involontaire [1950], Paris, Essais Points, 2009, p. 169-170.