L'affectivité est encore un mode de la pensée au sens le plus large ; sentir est encore penser, mais le sentir n'est plus représentatif de l'objectivité mais révélateur d'existence ; l'affectivité dévoile mon existence corporelle comme l'autre pôle de toute existence lourde et dense du monde. Autrement dit c'est par le sentir que le corps appartient à la subjectivité du cogito. Mais comment atteindre le sentir dans sa pureté ? Tout essai pour prolonger la conscience de soi dans les régions ténébreuses du besoin est décevant à quelque degré. Une introspection du corps est une gageure. Il faudrait pouvoir descendre en deçà du jugement sous toutes ses formes, à l'indicatif, à l'impératif, à l'optatif, etc., c'est-à-dire en deçà du moi qui s'oriente dans l'existence et prend position, en deçà même de la représentation qui revêt le besoin de sa visée objective. Il faut avouer que cette régression ne peut être que feinte, suggérée par une sorte de torsion, de régression et même de reniement de la conscience claire qui tente de passer à la limite de sa propre exténuation [1].
Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, 1. Le Volontaire et l'Involontaire [1950], Paris, Essais Points, 2009,, p. 118-119.
[1] Sur cette "régression analytique à l'immédiat ยป, cf. Pradines, Philosophie de la sensation, t. II : La sensibilité élémentaire, les sens du besoin, Paris, Les Belles Lettres, 1934, p. 9. Jean Nogué a fortement souligné la difficulté de cette "pure épreuve de la vie" par "exténuation de tout sensible", La signification du sensible, Aubier, 1936, p. 57.