C'était ainsi qu'à son habitude, il en terminait avec moi : il me jetait dehors. J'y voyais un geste plein de sous-entendus, l'écho d'une mémoire primitive.
En dépit de certains bruits qui couraient sur le fond de ma nature, je ne recherchais pas ce genre d'exercice. Personne ne comprenait comment je pouvais supporter ça. Même Sarah me regardait quelquefois en secouant la tête, ne sachant plus que penser. N'empêche que Lou m'avait sauvait la vie. Et qu'il continuait encore de me remettre les idées en place, à sa façon. J'avais expliqué à Sarah qu'un type qui souffre de l'appendicite ne se réjouit pas forcément de se faire ouvrir le ventre. Je n'aimais pas recevoir de raclée, pas plus que d'exécuter un vol plané dans la rue. Mais ce n'était rien comparé aux trois années de dépression que j'avais traversées. Quelle rigolade que de saigner du nez ou de se relever avec une bosse ! Chaque fois que je roulais sur le sol, je m'éloignais des ténèbres. Chaque fois que le poing de Lou m'arrivait en pleine figure, je réalisais l'incroyable simplicité d'être au monde. Je ne me sentais plus dégringoler comme une pierre, j'étais une plume s'élevant au-dessus du gouffre, libéré de l'idée que je pesais quelque chose et qu'il fallait prendre ce monde au sérieux.
Je comprenais que mes raisons pouvaient sembler obscures. Je n'essayais pas trop moi-même d'y réfléchir de peur de tout flanquer par terre. Qu'importait, au fond, que je ne dusse pas ma guérison aux seules pratiques de Lou, mais à un contexte plus général ? J'étais d'avis qu'il ne fallait toucher à rien. Quand j'atterrissais sur le dos, j'ouvrais les yeux et contemplais le ciel un moment, retenant une larme de joie.
Cette fois, ma tête heurta une poubelle, ce qui m'arracha un demi-sourire. Il était bon d'éprouver son corps, de temps en temps, de renouer avec lui des liens solides, de le frotter à la texture du monde, de reconnaître le chaud et le froid, le rugueux et le lisse, de le sentir entrer dans vos poumons en un souffle divin, si puissant qu'il vous nettoie la cervelle.
Philippe Djian, Lorsque Lou [1992], Paris, Folio Gallimard, 2012, p. 31-32.