"Batelier, où sont les jardins flottants ?
- Mais ici, señorita.
- Ici, sur cette terre ferme ?
- Non, señorita. Si vous le voulez bien, nous allons nous y rendre en canoë.
- Con mucho gusto", répondîmes-nous "en latino", selon l'expression de Harry.
Une fois installés dans une petite pirogue nous fûmes poussés, au risque d'être décapités, sous un pont de pierre extrêmement bas, par notre batelier qui s'était mis à l'eau. Au passage, nous saluâmes les résidents d'un petit château, fait de canne et surmonté d'un toit de paille, puis nous nous mîmes en route, impatients de découvrir les jardins.
Mesurant cinq mètres sur dix, ceux-ci s'élevaient à moins d'un mètre au-dessus de l'eau et étaient cernés de petits canaux. Leur sol était particulièrement fécond, tout y poussait : arbres fruitiers, légumes à fleurs, à tel point que certains ressemblaient à un lit végétal, en suspension sur l'eau. Les rives des canaux étaient envahies de nénuphars. Nous en cueillîmes plusieurs dizaines mais cela n'était jamais assez, car même lorsque la pirogue fut pleine à ras bord, nous en découvrions d'autres qui nous semblaient toujours plus ravissants.
On voyait paître dans quelques jardins des bœufs et des chevaux, des moutons et des cochons, qu'on avait attachés aux arbres pour les empêcher de tomber à l'eau. Des habitations pittoresques venaient compléter le décor ; entourées d'arbres et de fleurs, certaines étaient flanquées d'adorables cabanes, également construites en canne, qui offraient une vue imprenable sur les jardins. Un parfum divin qui s'élevait des haies de rosiers. Nous apprîmes que les jardiniers arrosent leurs lopins de terre chaque jour. Ils nouent une louche au bout d'une longue perche qu'ils plongent dans l'eau puis qu'ils déversent sur leurs légumes avec une habileté et une célérité stupéfiantes. Certes, ces jardins ne flottent pas, mais leur beauté fait vite oublier le premier sentiment de déception.
Pourtant, il ne fait nul doute que les jardins flottaient autrefois. On raconte qu'ils furent construits sur des amas de mauvaises herbes, de pousses de canne et de racines, dont les interstices furent comblés avec de la terre. Les Aztèques transportaient donc leur jardin avec eux, tout comme leurs petites maisons, et circulaient ainsi comme bon leur semblait. La vieillesse — peut-être les rhumatismes — a raidi les articulations de ce peuple, et les jardins des Aztèques sont devenus stationnaires.
6 mois au Mexique, un reportage de Nellie Bly [1888], trad. Hélène Cohen, Éditions du sous-sol, 2016, p. 97-98.