Nous prîmes notre déjeuner dans une auberge située à mi-chemin. Nous payâmes un dollar pour le maigre repas qu'on nous servit, et même alors le patron ne sembla pas satisfait. Les voyageurs regagnèrent ensuite leurs places à bord du tramway sous un soleil accablant. Une Mexicaine sortit de son sac un bréviaire dans lequel elle se plongea avant de piquer du nez. Une autre cala sa tête contre le dossier, puis s'assoupit à son tour. La grosse Française se tourna sur le côté, releva les genoux sur le siège, et s'endormit également. Son mari dodelinait de la tête ; l'autre Français faisait courir un brin de paille le long de son dos pour le chatouiller, mais au bout d'un moment il se lassa, se rassit et ferma les yeux. Lorsque je jetai un œil aux deux Mexicains, je m'aperçus qu'ils dormaient aussi, l'un d'eux avec une cigarette à moitié consumée au coin de la bouche. Le cocher, qui avait attachait les rênes autour du frein, avait également rejoint le pays des songes. Nos deux défenseurs armés, censés nous protéger contre toutes sortes de démons imaginaires, avaient pour leur part sombré dans un profond sommeil dont ne les aurait pas même arrachés le tir d'un canon. Les oiseaux avaient enfoui leurs petites têtes sous leurs ailes pour, je suppose, faire de beaux rêves. Le tableau était si comique que je jetai un regard à ma chère maman et m'aperçus qu'elle résistait quant à elle bravement aux assauts de Morphée. Elle me lança un sourire bienveillant quoique fatigué, tandis que je plongeais mon visage dans mon chàle pour m'esclaffer, exactement comme lorsque je ne pouvais m'empêcher de rire à l'église. Les mules dormaient depuis longtemps, pourtant elles continuaient d'avancer d'un pas léger. La tentation était trop grande : je me recroquevillai dans mon siège et m'endormis.
À mon réveil, les passagers étaient alertes et le mari mexicain s'apprêtait à tirer sur des oiseaux. Notre cocher était sans doute l'homme le plus aimable au monde. Lorsque le tireur faisait mouche, il arrêtait le tramway pour lui permettre de récupérer son gibier. À l'exception des arbres et des fleurs, il visait à peu près tout et n'importe quoi, mais n'attrapait que des écureuils. Sa cruauté était telle que nous en vîmes à espérer qu'il y ait une société humaine dans les environs, car l'idée que de pauvres oiseaux estropiés puissent souffrir pendant plusieurs jours nous était insupportable.
Nous rejoignîmes l'ancienne route de la diligence qui relie Mexico au bout du monde. Cortès, les Français, les Américains, tous l'ont empruntée à un moment ou à un autre. Quand notre tramway traversa le vieux pont national, nous aperçûmes les vestiges des forts bâtis sous les ordres de Cortès. Le Mexicain se lasse de son passe-temps meurtrier et se lança dans une partie de cartes avec les trois femmes, sous l'œil attentif des passagers et du cocher, tandis que les mules reprenaient leur sieste. Je m'ennuyais à mourir parmi cette indolente compagnie, et ne fus pas mécontente lorsqu'une charrette conduite par quatre bœufs qui descendait la haute colline dans le lointain fit tourner toutes les têtes.
Abandonnant leur jeu de cartes, ils se mirent à parler de l'hacienda qui était apparue à l'horizon, de la belle maison de maître, de la cathédrale et des chaumières des ouvriers agricoles qui surplombaient la colline. Arrivés au sommet, nous vîmes derrière nous une traînée blanche qui séparait le ciel de la terre, en fait la mer de Veracruz, nous apprit-on, située à une centaine de kilomètres de là. La charrette s'arrêta et l'attelage fut remplacé par des mules fraîches et disposes. Ses trois passagères en profitèrent pour donner l'accolade aux trois Mexicains de notre convoi. L'hacienda, qui appartenait à nos compagnons de voyage, était autrefois la propriété de Santa Anna. La nuit tombait déjà lorsque nous nous remîmes en route, et je commençais à être blasée de la beauté des paysages. Je ne jetai qu'un regard distrait aux étranges clôtures de terre surmontées de cactus et aux haies de palmiers vieux de cinquante ou cent ans. Les coquettes chaumières, les charmants jardins et les fabriques de sucre m'indifféraient, par conséquent je m'assoupis et ne me réveillai que lorsque le Français cria : "Xalapa !" en étirant les bras.

6 mois au Mexique, un reportage de Nellie Bly [1888], trad. Hélène Cohen, Éditions du sous-sol, 2016, p. 135-137.