Rien, en apparence, n'est plus au fondement de leur conception même que le désir d'instaurer une égalité entre les formes — de produire des tableaux constitués uniquement de formes individuelles, qui puissent être éprouvées hors de toute référence, tout renvoi à une forme maîtresse, celle du support perçue comme entité. On peut même dire, d'une certaine manière, étant donné que dans la plupart des ces toiles les limites concrètes du support ne se donnent pas comme une forme autonome, que les tableaux en question n'ont pas — malgré leur non-rectangularité — de forme spécifique : si, par "forme spécifique", on entend une forme qui définit un contour, alors le terme s'applique moins aux toiles non rectangulaires de Stella qu'à celles, rectangulaires, d'Olitski, par exemple. (On peut dire, de même, que les limites concrètes du support ne constituent pas un cadre.) Remarquons, cependant, que Stella n'a pu peindre des tableaux dont on puisse dire cela que parce qu'il a utilisé des supports irréguliers — parce qu'il s'est gardé du rectangle comme de toute forme géométrique régulière ; l'irrégularité du support, en effet, est cela seul qui empêche l'oeil de saisir instantanément la forme du support dans sa globalité.
Michael Fried, Chapitre 3 Frank Stella : forme et conviction, in Contre la théâtralité, Du minimalisme à la photographie contemporaine, 1998-2006, trad. Fabienne Durand-Bogaert, Paris, nrf essais Gallimard, 2007, p. 87-88.