J'ai fait observer plus haut que la question de l'objectité ne se pose, relativement à la peinture moderniste, que depuis quelques années. Cela ne signifie pas pour autant qu'avant l'avènement de la situation présente, peintures ou sculptures n'étaient que de simples objets. On serait, je crois, plus proche de la vérité en disant qu'il n'existaient tout simplement pas[1]. Le risque, ou même la possibilité, de considérer les œuvres d'art comme de simples objets n'existait pas. Qu'une telle possibilité ait pu voir le jour vers 1960 résulte en grande partie de l'évolution de la peinture moderniste. Grosso modo, plus on assimilait certaines œuvres novatrices à des objets, plus il devenait possible de comprendre — à tort, me semble-t-il — toute la peinture depuis Manet comme une entreprise révélant progressivement (mais de façon, en définitive, inadéquate) son objectité essentielle[2] ; et plus il devenait impératif que la peinture moderniste manifeste explicitement son essence conventionnelle — autrement dit, picturale — en invalidant ou en suspendant sa propre objectité par le biais de la forme. L'idée que la peinture moderniste tend vers l'objectité est implicite dans cette remarque de Judd : "Les œuvres nouvelles [c'est-à-dire littéralistes] ressemblent plus, à l'évidence, à de la sculpture qu'à de la peinture, mais sont plus proche de la peinture" ; et c'est le genre d'idées sur lequel la sensibilité littéraliste se fonde en général.
Michael Fried, Chapitre 6 Art et Objectité, in Contre la théâtralité, Du minimalisme à la photographie contemporaine, 1998-2006, trad. Fabienne Durand-Bogaert, Paris, nrf essais Gallimard, 2007, p. 129-130.
[1] Pour Kant, dans Critique du jugement, un objet d'art n'est pas un objet, comme me l'a rappelé Stanley Cavell qui a abordé cette question dans un séminaire. — M.F., 1966
[2] Une des manières possibles de décrire ce point de vue serait de dire qu'il infère une déduction fausse de l'importance qu'a eue, pour l'évolution de la peinture moderniste, la prise en compte croissante de la littéralité du support ; en d'autres termes, il a fait de la littéralité une valeur artistique de première importance. Ce point de vue ignore certaines considérations pourtant capitales et la littéralité — ou plus précisément, la littéralité du support — n'est considérée comme une valeur que dans la peinture moderniste, et encore n'est-ce que parce que l'histoire de cette peinture l'a permis (voir supra, chap. III).