Bras qui repose mais jambes qui dirigent, mains accrochées aux rails du surf et torse légèrement relevé, menton haut, Simon Libres flotte. Il attend. Tout fluctue autour de lui, des pans entiers de mer et de ciel surgissent et disparaissent dans chaque remous de la surface lente, lourde, ligneuse, une pâte basaltique. L'aube abrasive brûle son visage et sa peau se tend, ses cils se durcissent comme des fils de vinyle, les cristallins derrière ses pupilles se givrent comme si oubliés dans le fond d'un freezer et son cœur commence à ralentir, réagissant au froid, quand soudaine il la voit venir, il la voit qui s'avance, ferme et homogène, la vague, la promesse, et d'instinct se place pour en trouver l'entrée et s'y infiltrer, s'y glisse comme un bandit se glisse dans un coffre pour en braquer le trésor — même cagoule, même précision millimétrée du geste —, pour s'insérer dans son envers, dans cette torsion de la matière où le dedans s'éprouve plus vaste et plus profond encore que le dehors, elle est là, à trente mètres, elle approche à vitesse constante, et brusquement, concentrant son énergie dans ses avant-bras, Simon s'élance et rame de toutes ses forces, afin de prendre la vague de vitesse justement, afin d'être pris dans sa pente, et maintenant c'est le take off, phase ultrarapide où le monde entier se concentre et se précipite, flash temporel où il faut inhaler fort, couper toute respiration et rassemble son corps en une seule action, lui donner l'impulsion verticale qui le dressera sur la planche, pieds bien écartés, le gauche en avant, regular, jambes fléchies et dos plat quasiment parallèle au surf, bras ouvert stabilisant l'ensemble, et cette seconde-là est décidément celle que Simon préfère, celle qui lui permet de ressaisir en un tout l'éclatement de son existence, et de se concilier les éléments, de s'incorporait au vivant, et une fois debout sur le surf — on estime en cet instant la hauteur crête à creux à plus d'un mètre cinquante —, étirer l'espace, allonger le temps, jusqu'au bout de la course épuiser l'énergie de chaque atome de mer. Devenir déferlement, devenir vague.

Maylis de Kerangal, Réparer les vivants, Paris, Verticales Gallimard, 2012, p. 21-22.