Déshabille-toi. Le silence sature le plongeoir de pierre qui tourne accélérateur de particules. Ils sont très agités bien que bougeant peu et ne parlant pas. La fille souffle j'ai le vertige, Eddy répète plus fort fais pas chier, je t'ai dit déshabille-toi. Au large, le soleil orange glisse lentement dans l'abîme et sa chute intensive modifie l'espace : par un jeu de bascule mathématique, le littoral s'embrase ruban de feu liquide coulé entre la ville et la mer, lesquelles pulsent à cette seconde leur perpétuel numéro de claquettes, diastole et systole d'un même cœur qui bat.
Déshabille-toi. Déshabille-toi, j'attends. Du bout du pied, Eddy balaie la pierre, l'ombre de sa jambe vibre comme l'aiguille du compteur de vitesse, il tourne le dos au soleil. La fille fixe le sol, justement, suit le mouvement de balancier de la tache noire, et secoue la tête, non, j'ai le vertige, je sauterai pas — fini de souffler, elle a parlé d'une voie ferme, cela se complique, le garçon tique, ceux de la Plate doivent rouler des yeux pour mieux les voir. Je m'en fous, tu te déshabilles et tu sautes, magne-toi. Un mètre les sépare, elle est debout face à lui, les bras le long du corps, immobile, d'un calme fou quand on y pense — ni hoquets fébriles, no pleurs, pas de mèches entortillées au bout de l'index, pas de discours ergotés : frontale et hypermatérielle, elle sera bientôt en pleine lumière. Il ne parvient pas à la regarder. Quelque chose disjoncte : comment la présence de cette fille peut-elle à la fois comprimer l'espace jusqu'à étouffement et l'ouvrir, le faire respirer comme une fête ?
Maylis de Kerangal, Corniche Kennedy, Paris, Folio Gallimard, 2008, p. 43-44.