Aussi bien, entre la science et l'art, on envisage non une alternative mais la complémentarité et, si possible, l'articulation, c'est-à-dire, comme le pense Wolff en 1740 (après Swedenborg, ou avant Lavoisier, Désaudray, Auguste Comte, etc.), "un troisième homme qui réunirait en lui la science et l'art : il remédierait à l'infirmité des théoriciens, il délivrerait les amants des arts du préjugé selon quoi ceux-ci pourraient se parfaire sans la théorie…"[1]. Ce médiateur entre "l'homme à théorème" et "l'homme à expérience"[2], ce sera l'ingénieur.
Le "troisième homme" a hanté et hante toujours le discours éclairé (philosophique ou scientifique)[3], mais il n'est pas survenu tel qu'on l'espérait. La place qui lui a été faite (aujourd'hui lentement doublée par celle des technocrates) est relative au travail qui a, tout au long du XIXe siècle, d'une part isolé de l'art ses techniques et, d'autre part, "géométrisé" et mathématisé ces techniques. Dans le savoir-faire, on a peu à peu découpé ce qui pouvait être détaché de la performance individuelle, et on l'a "perfectionné" en machines qui constituent des combinaisons contrôlables de formes, de matières et de forces. Ces "organes techniques" sont retirés à la compétence manuelle (ils la dépassent en devenant des machines) et placés dans un espace propre, sous la juridiction de l'ingénieur. Ils relèvent d'une technologie. Dès lors le savoir-faire se trouve lentement privé de ce qui l'articulait objectivement sur un faire. Au fur et à mesure que ses techniques lui sont enlevées pour être transformées en machines, il semble se retirer en un savoir subjectif, séparé du langage de ses procédures (qui lui sont désormais retournées et imposées en machines produites par une technologie).
Michel de Certeau, L'invention du quotidien, 1. arts de faire, Paris, collection folio essais éditions Gallimard, 1990, p. 108.
[1] Christian Wolff, "Préface" à la traduction allemande de Belidor, Architecture hydraulique, 1740, non paginé. Cit. In J. Guillerme et J. Sebestik, op. cit. p. 23, note 2.
[2] H. de Villeneuve, "Sur quelques préjugés des industriels" (1832). Cit. In J. Guillerme et J. Sebestik, op. cit., p. 24.
[3] À bien des égards, la position de l'expert en est une variante. Voir ci-dessus, chap. 1, p. 19.