Il n'empêche que je ressentais maintenant une sorte d'émotion, presque une appréhension, à quelques minutes de découvrir l'actrice qui allait jouer dans The Honey Dress. Je pensais à ce que cette rencontre avait de fortuit, à la probabilité quasi nulle que nous avions de nous rencontrer, moi né en Europe à la fin des années 1950, et elle née en Russie, ou en Ukraine, dans les années 1990, et qui avait décidé, pour quelles mystérieuses raisons, privées ou professionnelles, de quitter son pays pour venir travailler comme mannequin dans le Sud de la Chine. Je n'avais encore aucune idée de comment elle serait physiquement, je n'attendais d'elle rien de particulier, mais je savais que j'étais prêt à l'accueillir dans mon film. Je réfléchissais au paradoxe, que, toujours, lorsque je travaillais, j'étais à la fois extrêmement concentré et tendu vers ce que je faisais, et apparemment complètement insouciant et relâché, au point d'apparaître parfois, non comme velléitaire ou indécis (nullement, il me semble), mais comme radicalement désinvolte. Au sujet du choix de l'actrice, par exemple, aussi crucial son choix était-il pour le film, je ne pouvais m'empêcher de garder présent au coin de l'esprit la réflexion que, dans le fond, peu importait l'actrice, la seule chose qui comptait c'était moi et ce que je ferais d'elle à léécran. Il me vint alors à l'esprit le mot de Picasso "quand je n"ai plus de bleu, je mets du rouge", cette formule aux allures de boutade qui m'a toujours paru beaucoup plus profonde qu'elle en avait l'air, et qui me semblait dire, avec tranchant, dans une formule limpide, la disponibilité du créateur. J'ai toujours eu, quand j'éécris ou quand je fais du cinéma, cette ouverture à l'imprévu, ce désir d'accueillir le monde extérieur, ses hasards et ses contingences, dans mes pages ou dans les cartes mémoire de mes films. Je n'ai jamais eu cette raideur inflexible de vouloir plier absolument le monde extérieur &agrve mon bon vouloir, comme certains metteurs en scène intransigeants, qui vont auditionner mille actrices pour un rôle, sans jamais en trouver une à leur goût, parce qu’il y a toujours ceci ou cela qui ne va pas chez l'une ou chez l'autre, sans se rendre compte que tous ces ceci et cela qui ne vont pas ne sont pas inhérents aux actrices qu'ils rencontrent, mais à eux-mêmes, et ne sont que l'expression de leur propre insatisfaction.

Jean-Philippe Toussaint, Made in China, Paris, Les Éditions de Minuit, 2017, p. 130-132.