Son corps, il se mit à le décortiquer, pour s'en débarrasser : supprimée la cuisse blessée, supprimées les deux jambes, effacées la poitrine, les côtes fêlées, gommé le diaphragme cuisant. L'air froid le soutenait, il marchait dans l'herbe en observant autour de lui, bien calme, tous les repères de cette île qu'il connaissait maintenant, qu'il avait appris à connaître. Il salua les voitures dans le terrain du casseur, puis la barrière et son grillage d'acier, et là, tout près, le pilier de béton : il s'identifia à l'île. Tous ces lieux de torture se confondaient avec des morceaux de lui-même. Il leur fit des gestes, il aurait voulu faire le tour de l'île pour laisses ces morceaux à chaque endroit convenable. Il aurait laissé sa jambe droite sur le lieu de l'accident, ses mains, il les aurait empalées sur la grille. Il déposerait sa poitrine là-haut sur le mur de ciment où il était assis. En chaque point, il faudrait un petit rituel pour manifester le transfert d'obligations ; il abandonnait ses responsabilités, à l'île de s'en charger. D'une voix solennelle, il prononça les formules de la consécration, comme un prêtre célébrant l'eucharistie : "Cette île est mon corps…" Et le soleil vibrait dans le vent.
James Graham Ballard, L'icircle de béton [1973], trad. Georges Fradier, Paris, éditions Denoël, 1974, La trilogie de béton, Folio Gallimard, 2014, p. 336.