Mon établissement principal, donc, tel qu'il se présente actuellement : ces deux pièces et demie sur la porte desquelles, faute encore de moyens pour faire graver une vraie plaque, j'ai recouru à une étiqueteuse Dymo pour y apposer le signe C.F.A. suivi de la mention Sonnez pour entrez. Ces initiales me plaisent, je leur trouve plus d'allure que l'intitulé complet, elles vous ont un côté anonyme, initiatique et chic, un peu anglo-saxon qui m'agrée : le Cabinet Fulmard Assistance est à présent lancé sur le marché.
Côté aménagement, j'ai transformé comme prévu ma demi-pièce en salle d'attente, meublée de trois chaises et isolée de mon bureau par une paroi en plastique vert sapin renforcé, repliable en accordéon et qui grince à l'usage mais ça va, ça va d'autant mieux qu'il y a pour le moment peu de monde. Comme c'est à moi d'attendre celui-ci, et l'hygiène inspirant la confiance, j'ai procédé à un ménage à fond : balayé, dépoussiéré, fait les vitres en suivant un conseil pratique découvert dans le gratuit qui a publié mon annonce, froissant donc ses propres pages humectées de vinaigre blanc. J'ai disposé ensuite d'autres gratuits sur une des chaises, accompagnés de magazines que je confisque parfois dans les boîtes aux lettres de l'immeuble d'où ils dépassent et font, à mon goût, vilainement saillie. L'ordre règne ainsi mieux dans le hall et si des voisins venaient à se plaindre de ces prélèvements, ils devraient être en toute logique mes premiers clients : je défendrais avec joie leurs intérêts. À présent que tout est propre, je veille.
Cela va faire si jours que je veille à mon poste de travail meublé par une armoire métallique étroite, les deux fauteuils de ma mère face à mon bureau derrière lequel, dans un troisiegraveme trouvé sur un trottoir, je sieds. J'y sieds tout en feuilletant les magazines de mes voisins, une fois roulés en boule dans leurs emballages translucides qui peuplent seuls, momentanément veux-je croire, ma corbeille à papier.
Mon bureau n'est qu'une planche à tréteaux dont j'ai adouci la rigueur par un tapis Bulgomme où reposent une lampe, un registre, un bloc, un cendrier. L'armoire métallique étroite, comme on en voit dans les vestiaires de salle de sport et supposée ployer bientôt sous les dossiers de ma clientèle, je n'y entrepose pour le moment dans le tiroir du haut, verrouillé, que les périodiques spéciaux dont j'ai parlé. Quant à la décoration murale, j'ai choisi la sobriété : derrière moi séaffiche un diplôme d'ingénieur-conseil encadré, trouvé chez Emmaüs et sur quoi j'ai gratté le nom d'un certain Floquet François pout y substituer celui de Fulmard Gérard, rien d'autre.

Jean Echenoz, Vie de Gérard Fulmard, Paris, Les Éditions de Minuit, 2020,p. 47-49.