Charles progressait à tâtons, le plus loin possible du bord, frôlant la paroi de ses mains, s'égratignant contre les mallons bruts jusqu'à ce que l'orange fût assez proche en même temps que l'odeur drôle.
Celle-ci provenait d'un feu sourd autour duquel se tassaient quatre personnes. La lumière brute et l'ombre avare jouaient sur les visages creux, la division des sexes n'était pas bien sensible. Charles reconnut Vidal endormi à sa casquette verte — soi-disant arrachée à l'une de ses victimes, anonyme marinier dont on se serait ensuite nourri ‐ ainsi qu'à la serviette SNCF toujours nouée autour de son cou : c'était lui le chef de cette fraction farouche de déclassés. Un blond assis près de lui se crispa en devinant l'ombre qui approchait, dès qu'il eut identifié celle de Charles il lâcha l'objet lourd qu'il venait de saisir. Une femme se retourna.
— Charles, fit Jeanne-Marie. Tu as un nouveau pantalon.
— Un vieux que j'ai pu faire reprendre, dit Charles. Voilà des petits pois, je crois.
Jeanne-Marie prit la boîte et se mit à fouiller dans le monceau de détritus sur quoi s'était établi le quatuor. Monceau d’aspect volcanique : le foyer au fond du cratère chauffait un chaudron noir, sans anses, d'oû provenait cette odeur. Détritus d'origines très diverses : on s'expliquait mal leur cheminement jusqu'en un coin aussi reculé de la ville. Elle les remua en quête d'un ouvre-boîte, Charles finit par lui tendre son couteau suisse. Vidal entrouvrait les yeux.
— Charles, dit Vidal. Tu es venu avec une boîte.
— Des petits pois, répéta Charles, je crois.
— Des flageolets, rectifia Jeanne-Marie tout en vidant la boîte dans le chaudron. Ça ira bien avec la viande.

Jean Echenoz, L’équipée malaise, Paris, Les Éditions de Minuit Mdouble, 1986-1999, p. 93.