Ceci explique qu'IL N'Y AIT PAS DE LIMITES À LA CONSOMMATION. Si elle était ce pour quoi on la prend naïvement : une absorption, une dévoration, on devrait arriver à une saturation. Si elle était relative à l'ordre des besoins, on devrait s'acheminer vers une satisfaction. Or, nous savons qu'il n'en est rien : on veut consommer de plus en plus. Cette compulsion de consommation n'est pas due à quelque fatalité psychologique (qui a bu boira, etc.) ni à une simple contrainte de prestige. Si la consommation semble irrépressible, c'est justement qu'elle est une pratique idéaliste totale qui n'a plus rien à voir (au-delà d'un certain seuil) avec la satisfaction de besoins ni avec le principe de réalité. C'est qu'elle est dynamisée par le projet toujours déçu et sous-entendu dans l'objet. Le projet immédiatisé dans le signe transfère sa dynamique essentielle à la possession systématique et indéfinie d'objets/signes de consommation. Celle-ci ne peut dès lors que se dépasser, ou se réitérer continuellement pour rester ce qu'elle est : une raison de vivre. Le projet même de vivre, morcelé, déçu, signifié, se reprend et s'abolit dans les objets successifs. "Tempérer" la consommation ou vouloir établir une grille de besoins propre à la normaliser relève donc d'un moralisme naïf ou absurde.
C'est de l'exigence déçue de totalité qui est au fond du projet que surgit le processus systématique et indéfini de la consommation. Les objets/signes dans leur idéalité s'équivalent et peuvent se multiplier à l'infini : ils le doivent pour combler à tout instant une réalité absente. C'est finalement parce que la consommation se fonde sur un manque qu'elle est irrépressible.

Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Gallimard, 1968, p. 282-283. [1]