Si nous lisons le début du roman de Georges Perec, Les Choses (Lettres Nouvelles, 1965) : "L'œil d'abord glisserait sur la moquette grise d'un long corridor, haut et étroit. Les murs seraient des placards de bois clair, dont les ferrures de cuivre luiraient. Trois gravures… mèneraient à une tenture de cuir, retenue par de gros anneaux de bois veiné, et qu'un simple geste suffirait à faire glisser… [Puis] Ce serait une salle de séjour, longue de sept mètres environ, large de trois. À gauche, dans une sorte d'alcôve, un gros divan de cuir noir fatigué serait flanqué de deux bibliothèques en merisier pâle où des livres s'entasseraient pêle-mêle. Au-dessus du divan, un portulan occuperait toute la longueur du panneau. Au-delà d'une petite table basse, sous un tapis de prière de soie, accroché au mur par trois clous de cuivre à grosses têtes, et qui ferait pendant à la tenture de cuir, un autre divan, perpendiculaire au premier, recouvert de velours brun clair, conduirait à un petit meuble haut sur pieds, laqué de rouge sombre, garni de trois étagères qui supporteraient des bibelots : des agates et des œufs de pierre, des boîtes à priser, des bonbonnières, des cendriers de jade, etc. Plus loin... des coffrets et des disques, à côté d'un électrophone fermé dont on n'apercevrait que quatre boutons d'acier guilloché..." (p. 12), il est clair que rien ici, malgré l'espèce de nostalgie dense et moelleuse de cet "intérieur", n'a plus de valeur symbolique. Il suffit de comparer cette description à une description d'intérieur chez Balzac pour voir que nulle relation humaine n'est ici inscrite dans les choses : tout y est signe, et signe pur. Rien n'a de présence ni d'histoire, tout par contre y est riche de références : orientale, écossaise, early american, etc. Tous ces objets n'ont que de la singularité : ils sont abstraits dans leur différence (leur mode d'être référentiel) et se combinent précisément en vertu de cette abstraction. Nous sommes dans l'univers de la consommation [1].
Or, la suite du récit laisse entrevoir la fonction d'un tel système d'objets/signes : loin de symboliser une relation, ces objets extérieurs à elle dans leur continuelle "référence", décrivent le vide de la relation, lisible partout dans l'inexistence l'un à l'autre des deux partenaires. Jérôme et Sylvie n'existent pas en tant que couple : leur seule réalité, c'est "Jérôme-et-Sylvie", pure complicité transparaissant dans le système des objets qui la signifie. Ne disons pas non plus que les objets se substituent mécaniquement à la relation absente et comblent un vide, non : ils décrivent ce vide, le lieu de la relation, dans un mouvement qui est tout ensemble une façon de ne pas la vivre, mais de la désigner quand même toujours (sauf dans le cas de régression totale) à une possibilité de vivre. La relation ne s'enlise pas dans la positivité absolue des objets, elle s'articule sur les objets comme sur autant de points matériels d'une chaîne de signification — simplement cette configuration significative des objets est la plupart du temps pauvre, schématique, clos, il ne s'y ressasse que l'idée d'une relation qui n'est pas donnée à vivre. Divan de cuir, électrophone, bibelots, cendriers de jade : c'est l'idée de la relation qui se signifie dans ces objets, "se consomme" en eux, et donc s'y abolit en tant que relation vécue.

Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Gallimard, 1968, p. 278-280.

[1] Nous avons affaire, avec l'"intérieur" de G. Perec, à des objets déjà transcendants par la mode, non à des objets "de série". Il règne dans cet intérieur une contrainte culturelle totale — un terrorisme culturel. Mais cela ne change rien au système de la consommation lui-même.