Si auparavant, c'était l'homme qui imposait son rythme aux objets, aujourd'hui ce sont les objets qui imposent leurs rythmes discontinus aux hommes, leur façon discontinue et soudaine d'être là, de se détraquer ou de se substituer les uns aux autres sans vieillir. Le statut d'une civilisation entière change ainsi avec le mode de présence et de jouissance des objets quotidiens. Dans l'économie domestique patriarcale fondée sur l'héritage et la stabilité de la rente, jamais la consommation ne précède la production. En bonne logique cartésienne et morale, le travail y précède toujours le fruit du travail comme la cause précède l'effet. Ce mode d'accumulation ascétique fait de prévision, de sacrifice, de résorption des besoins dans une tension de la personne, toute cette civilisation de l'épargne a eu sa période héroïque, pour s'achever sur la silhouette anachronique du rentier, et du rentier ruiné qui fait au XXe siècle l'expérience historique de la vanité de la morale et du calcul économique traditionnels. À force de vivre à la mesure de leurs moyens, des générations entières ont fini par vivre bien en dessous de leurs moyens. Travail, mérite, accumulation, toutes ces vertus d'une ère qui culmine dans le concept de propriété sont encore sensibles dans les objets qui en témoignent et dont les générations perdues hantent les intérieurs petits-bourgeois.
Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Gallimard, 1968, p. 223.