C'est que la nuance (dans l'unité) est dévolue au modèle alors que la différence (dans l'uniformité) est dévolue à la série. Les nuances sont infinies, elles sont les inflexions toujours renouvelées par l'invention selon une syntaxe libre. Les différences sont en nombre fini et résultent de la flexion systématique d'un paradigme. Il ne faut pas s'y tromper ; si la nuance semble rare et la différence marginale innombrable parce qu'elle bénéficie d'une diffusion massive — structurellement, c'est la nuance qui est inépuisable (le modèle s'oriente ici vers l'œuvre d'art), la différence sérielle, elle, rentre dans une combinatoire infinie, dans une tablature, qui change sans doute continuellement avec la mode, mais qui, pour chaque moment synchronique où on la considère, est limitée, et étroitement soumise à la dictature de la production. Tout compte fait, on propose à l'immense majorité dans les séries un éventail limité — à une infime minorité une nuanciation infinie de modèles. À l'une, un répertoire (si vaste soit-il) d'éléments fixes, ou les plus probables — à l'autre une multitude de chances.À l'une, un code de valeurs indexées — à l'autre une invention toujours nouvelle. C'est donc bien à un statut de classe et à des différences de classe que nous avons affaire.
L'objet de série compense par la redondance de ses caractères secondaires la perte de ses qualités fondamentales. (…) Tandis que le modèle garde une respiration, une discrétion, un "naturel" qui est le comble de la culture, l'objet de série est englué dans son exigence de singularité — il affiche une culture contrainte, un optimisme de mauvais goût, un humanisme primaire. Il a son écriture de classe, sa rhétorique, comme le modèle a la sienne, qui est de discrétion, de fonctionnalité voilée, de perfection et d'éclectisme [1].Autre aspect de cette redondance : l'accumulation. Il y a toujours trop d'objets dans les intérieurs de série. Et s'il y a trop d'objets c'est qu'il y a trop peu d'espace. La rareté entraîne une réaction de promiscuité, de saturation. Et le nombre compense la perte de qualité des objets [2]. Le modèle, lui, a son espace : ni trop près, ni trop loin.
Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Gallimard, 1968, p. 208-210.
[1] Dans un tel système, les deux termes ne peuvent que se sursignifier chacun en fonction de l'autre et devenir redondants. C'est d'ailleurs cette redondance, cette sursignification qui est le mode psycho-sociologique vécu du système, qui n'est jamais, comme la description risque de le suggérer, un pur système d'oppositions structurelles.
[2] Mais si la tradition bourgeoise, spontanément redondante (la maison était pleine comme un œuf) se prêtait à l'accumulation, les lignes plus "fonctionnelles" de l'aménagement moderne y contredisent. Le surinvestissement de l'espace dans l'intérieur moderne de série est donc une inconséquence plus grave encore que dans l'intérieur traditionnel.