Ce qui fait défaut à la série n'est donc pas tellement la matière qu'une certaine cohérence de la matière et de la forme qui fait le caractère accompli du modèle. Cette cohérence ou ensemble de rapports nécessaires, est détruite au profit du jeu différentiel des formes, des couleurs ou des accessoires. Au style succède une combinatoire. La déqualification que nous avons signalée sur le plan technique prend ici l'aspect d'une déstructuration. Dans l'objet-modèle, il n'y a pas de détails ni de jeu de détails : les Rolls-Royce sont noires et ne sont que noires [1]. Cet objet est hors-série, hors-jeu — c'est avec l'objet "personnalisé" que le jeu s'élargit proportionnellement au caractère sériel (on trouve alors quinze ou vingt teintes différentes dans une même marque) — jusqu'à ce qu'on rentre dans la pure ustensilité, où de nouveau le jeu n’existe plus (très longtemps les 2 CV furent toutes d’un gris qui n’était même pas une couleur). Le modèle a une harmonie, une unité, une homogénéité, une cohérence d'espace, de forme, de substance, de fonction — c'est une syntaxe. L'objet de série n'est que juxtaposition, combinaison fortuite, discours inarticulé. Détotalisé, il n'est plus qu'une somme de détails qui ressortissent mécaniquement à des séries parallèles. Tel fauteuil est unique par la conjonction du cuir fauve, du fer noir, de la ligne générale, de l'espace qui circule autour de lui. L'objet sériel correspondant voit son cuir se plastifier, la nuance fauve s'évanouir, le métal s'alléger ou se galvaniser, les volumes se déplacer, la ligne rompue et l'espace rétréci : alors c'est l'objet entier qui se déstructure, et sa substance s'en va rejoindre la série des objets en simili-cuir, sa couleur fauve devenue marron est celle de milliers d'autres, les pieds se confondent avec tous les sièges tubulaires, etc. : l'objet n'est plus qu'une compilation de détails et le carrefour de plusieurs séries.
Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Gallimard, 1968, p. 206-207.
[1] Ou grises : mais c'est le même paradigme "moral" (cf. p. 43).