Pour la première fois dans l'histoire, nous nous trouverions, avec la société de consommation, devant une tentative organisée, irréversible, de saturation et d'intégration de la société dans un système irremplaçable d'objets qui se substituerait partout à une interaction ouverte des forces naturelles, des besoins et des techniques — et dont le ressort principal serait la mortalité officielle, imposée, organisée des objets — gigantesque happening collectif où la propre mort du groupe se célèbre dans la destruction euphorique, la dévoration rituelle d'objets et de gestes [1]. Encore une fois, on peut penser qu'il n'y a là qu'une maladie infantile de la société technicienne, et rapporter ces troubles de croissance à la seule dysfonctionnalité des structures sociales actuelles (l'ordre de production capitaliste). Auquel cas est sauvée à long terme la possibilité d'un dépassement de l'ensemble du système. Mais s'il y a là autre chose qu'une finalité anarchique de la production au service d'une exploitation sociale, s'il y a là incidence de conflits plus profonds, ceux-ci très individuels, mais répercutés et amplifiés à l'échelon collectif, alors l'espoir d'une transparence est à jamais perdu. Troubles de croissance d'une société par ailleurs promise au meilleur des mondes, ou régression organisée devant des conflits insolubles ? Anarchie de la production ou instinct de mort ? Qu'est-ce qui dérègle une civilisation — la question reste ouverte.
Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Gallimard, 1968, p. 187-188.
[1] Ce qu'on a pu appeler le nihilisme de la consommation (E. Morin).