De cette fonction discontinuelle et "habituelle" la montre est un bon exemple [1]. Elle résume le double mode sur lequel nous vivons les objets. D'une part, elle nous informe sur le temps objectif : or, l'exactitude chronométrique est la dimension même des contraintes pratiques, de l'extériorité sociale et de la mort. Mais en même temps qu'elle nous soumet à une temporalité irréductible, la montre en tant qu'objet nous aide à nous approprier le temps. Comme la voiture "dévore" les kilomètres, l'objet-montre dévore le temps [2]. En le substantifiant et en le découpant, elle en fait un objet consommé. Il n'est plus cette dimension périlleuse de la praxis : c'est une quantité domestiquée. Non seulement le fait, à travers un objet qui est sien, de "posséder" l'heure, de l'avoir continuellement enregistrée par-devers soi, est devenu une nourriture fondamentale du civilisé : une sécurité.
Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Gallimard, 1968, p. 133-134.
[1] Elle est par ailleurs significative — qu'on pense à la disparition de l'horloge &madash; d'une tendance irréversible des objets modernes : miniaturisation et individualisation.
Elle est en outre le plus ancien, le plus petit, le plus proche et le plus précieux des mécanismes individuels. Talisman mécanique intime et fortement investi, objet d'une complicité quotidienne, de fascination (chez l'enfant), de jalousie.
[2] C'est l'exactitude qui est ici l'équivalent de la vitesse dans l'espace : il faut dévorer le temps au plus près.